[Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs" : Ze Big Nowhere]
Aux centaines, voire milliers de cinéastes s’étant attelé à l’exercice éculé du film de kidnapping et d’enquête policière, imposons leur comme œuvre de chevet cet opus de Kurosawa. D’une densité exceptionnelle, il est l’étalon mètre de toute la richesse d’un tel sujet, et des moyens à déployer pour pouvoir les traiter.
La première partie du film relate l’histoire d’un kidnapping erroné : on annonce à un riche industriel, en passe d’investir dans le placement de toute une vie, qu’on détient son fils, alors que les ravisseurs ont pris son camarade de jeu, à savoir le fils de son chauffeur. Alors qu’il allait payer la somme colossale, Gondo (Mifune, qui, chose étonnante, est toujours aussi grandiose) apprenant la méprise hésite désormais. Comme dans Les Salauds dorment en paix, Kurosawa ausculte ici l’interaction entre le capitalisme et l’humain, par le dilemme qui met en balance un enfant qui n’est pas le sien, qui plus est d’un domestique, et la fortune d’une vie. Les longs dialogues ne sont pas sans évoquer ceux qu’on retrouvera dans les décisions impossibles des protagonistes de Ceylan (Winter Sleep) ou surtout ceux de Farhadi ; pour Gondo, payer équivaut à se suicider. Détestable au départ, le film va restituer son parcours, une nuit durant laquelle on dévoilera ses faiblesses (sa dureté, le fait qu’il doive en réalité sa fortune à la dot de sa femme qui le supplie de sauver l’enfant) et la capitulation face à l’évidence de l’empathie. On retrouve ici tout le talent de Kurosawa à tremper ses personnages, et illustrer une nouvelle fois cette conviction selon laquelle l’héroïsme se conquiert et se paye, un combat « sans or ni gloire », pour reprendre le principe des sept samouraïs.
[Spoils]
Pour illustrer cette lutte interne, le réalisateur opte pour un huis clos : la première heure du film ne quitte pas la luxueuse demeure de Gondo, lieu qui aura un impact fondamental dans l’intrigue du fait de sa position en surplomb de la ville, affichant avec ostentation son faste. Étouffante lorsque les rideaux sont tirés pour permettre à la police de s’entretenir avec les victimes, l’atmosphère devient encore plus oppressante lorsque le ravisseur exige au téléphone qu’on les tire. Dès lors, le rapport s’inverse et le belvédère devient un lieu observé depuis la ville basse, ou grouille un nombre infini de suspects.
Ce jeu pervers sur les regards structure tout le film, et l’ouverture progressive du décor ne s’en départira jamais. La séquence de la remise dans la rançon, segment exceptionnel et très hitchcockien, se déroule dans un train, nouvelle bulle, mobile certes, mais ne pouvant entrer en contact avec le décor qu’elle traverse. Au point de pivot où Gondo perd son argent et récupère l’enfant commence l’inversion des points de vue et la mise en branle du travail de la police, qui filme et photographie depuis le train.
L’acharnement des policiers à retrouver le ravisseur est clair : il s’agit d’honorer la générosité de Gondo et la justesse de son choix. Minutieuse et obsessionnelle, l’enquête passionnante mobilise toutes les forces vives et exacerbe le récit cinématographique : décryptage du son par l’enregistrement des conversations téléphoniques où l’on décèle le bruit d’un jeton ou le passage d’un tram, analyse des films et des images préfigurent les obsessions qu’on retrouvera avec fébrilité dans Blow up, Conversation Secrète et Blow out. Pour pallier à l’indifférence vénale de la compagnie que voulait racheter Gondo et qui désormais le dessaisit de ses biens, on recourt en outre à la presse, qui par l’écrit le soutient, garde certaines informations ou en diffuse de fausses pour leurrer le criminel. A l’assaut de cette métropole gigantesque, le cinéaste ouvre de plus en plus son décor pour tenter d’y cerner l’origine du mal. Comme dans Les Salauds dorment en paix, c’est un mouvement descendant qui conduit la progression du récit, vers les rues les plus insalubres, la vie nocturne des drogués, des prostituées et du crime, loin des réunions financières du début. De plus en plus précise, la vue dérive vers un expressionnisme presque fantastique dans ces dédales où le ravisseur caché derrière ses lunettes noires devient une sorte de monstre, émanation d’une ville perdue dans le désespoir et la débauche.
L’échange final avant l’exécution du coupable tente une explication : avec morgue, il déclare n’avoir pas peur de mourir, et avoir eu pour projet de transformer le riche propriétaire de la maison qui dominait son quartier en pauvre. Alors qu’il interdit à Gondo de parler, et qu’il refuse sa pitié, il s’écroule et sa crise s’achève sur la descente d’un rideau de fer qui clôt l’entretien.
En face de lui, Gondo, en silence, aura offert sa compassion. Transformé en pauvre, il y aura gagné l’humanité qui lui faisait défaut.
Haletant, minutieux, authentique et nimbé d’une empathie sans commune mesure pour ses personnages, Entre le Ciel et l’Enfer est un véritable chef d’œuvre.
Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/fNqk6y4TiK0