Entre Le Ciel et l’enfer n’est pas le premier film noir réalisé par Akira Kurosawa. En effet, quinze ans plus tôt, le grand cinéaste japonais avait déjà réalisé des films comme L’Ange ivre ou Chien enragé, qui sont considérés comme le véritable début de sa filmographie personnelle. Il est possible de retrouver dans Entre Le Ciel et l’enfer des éléments déjà présents dans ces deux films, comme l’aspect social, l’importance de la psychologie des personnages ou la tension dramatique omniprésente.
Entre Le Ciel et l’enfer est un film d’enlèvement. Un enfant a été kidnappé. Au début, tout porte à croire qu’il s’agit du fils de Kingo Gondo, riche homme d’affaires travaillant pour une grande entreprise de chaussures. Si son fils était bel et bien la cible, il se trouve que l’enfant kidnappé est en réalité celui de son chauffeur, M. Aoki. Les ravisseurs exigent la somme gigantesque de 30 millions de yen, somme que le chauffeur ne peut évidemment pas payer : toute la responsabilité retombe donc sur les épaules de Gondo.
C’est là que plusieurs éléments distincts vont entrer en ligne de compte, donnant au film toute une complexité et une profondeur rares dans ce type de film.
Suspense financier et problème moral
D’abord, à cette intrigue policière se mêle un suspense financier. Gondo est donc un des dirigeants d’une grande entreprise. Mécontent des décisions du président et en désaccord avec certains des actionnaires principaux, il est sur le point de prendre le contrôle de l’entreprise en rachetant des actions qui lui donneront 47 % des parts de la société. Dans cette affaire, il risque tout ce qu’il possède et, si l’affaire échoue, Gondo sera sur la paille, n’ayant plus ni maison (fortement hypothéquée) ni argent (un argent qui, d’ailleurs, n’est même pas le sien, mais celui de son épouse, comme on l’apprend plus tard). Si ça marche, il pourra imposer une production à l’image de ses conceptions.
La somme exigée par les kidnappeurs correspond, en grande partie, avec celle qui lui est nécessaire pour mener à bien son entreprise. Cette demande de rançon va donc poser un problème moral à Gondo : s’il paie la somme demandée, il ne pourra ni achever sa prise de contrôle de l’entreprise, ni rembourser ceux auprès de qui il a une dette. D’un autre côté, comment ne pas payer cette rançon, d’autant plus que si le fils de son chauffeur a été enlevé, c’est bien son propre fils qui était visé, et qu’il a une responsabilité dans cette affaire.
Gondo se trouve donc pris financièrement entre les ravisseurs et les actionnaires de l’entreprise, qui ne cachent pas leur joie de voir son projet s’effondrer (et lui avec). Le monde de l’entreprise et la finance est décrit comme un univers sans pitié, un monde inhumain où les sentiments sont systématiquement écartés, sacrifiés au profit… du profit ! Lorsque les policiers parlent des actionnaires de l’entreprise, ils les décrivent comme “des requins”. L’acte de bonté de Gondo est non seulement ridiculisé, mais il “ne rapporte pas” : la bienveillance, ça n’a jamais rapporté de bénéfices.
Cet aspect de suspense financier n’est pas sans rappeler un autre grand film de Kurosawa, Les Salauds dorment en paix, avec lequel Entre Le Ciel et l’enfer partage plusieurs points communs.
Enquête policière et théâtralité
Bien évidemment, l’un des autres aspects développé par le film, c’est son enquête policière. En cela, on peut dire que Entre Le Ciel et l’enfer est divisé en trois parties : une première heure, tournée en huis-clos, et centrée sur les coups de téléphones des ravisseurs et les dilemmes moraux de Gondo. Ensuite, une deuxième partie suit l’enquête des policiers pour remonter la piste des ravisseurs (nous ne dirons rien de la troisième partie, pour ne rien divulguer). Cette enquête est montrée avec un grand réalisme. Kurosawa s’attache à la moindre piste, avec un montage qui permet de conserver un rythme soutenu et une tension dramatique qui ne retombe pas.
Il est intéressant de noter que l’enquête progresse en exploitant des éléments que Kurosawa nous avait donnés dans la première partie du film : les sons enregistrés lors d’un appel des ravisseurs, les images filmées dans le train, etc. Ainsi, ce qui apparaissait, sur le coup, comme des détails insignifiants prennent par contrecoup une importance capitale.
La réalisation elle-même change selon la tournure de l’histoire. Ainsi, dans la première partie, la caméra est plus fixe et dessine un cadre dans lequel les personnages se positionnent. Ce huis-clos a un aspect très théâtral, aussi bien par les gestes des personnages que par le jeu scénique. Une partie de l’action se joue alors sur ce qui peut être visible ou non par quelqu’un d’extérieur à la scène. Il s’agit de jouer avec le décor, de s’y dissimuler, de régler les entrées et sorties des personnages, mais aussi leur positionnement les uns par rapport aux autres (c’est flagrant dans les rapports entre Gondo et son chauffeur Aoki, ou entre Gondo et son épouse, rapports très codifiés : à la codification sociale habituelle au Japon s’ajoute un rapport fondé sur l’aspect financier et moral provoqué par l’enlèvement). Cet aspect théâtral met ainsi en évidence le caractère factice des rapports sociaux et l’inévitable jeu qui se joue entre ravisseurs, policiers et victimes, un jeu où chacun se doit de respecter le rôle qui lui est assigné.
Dans la deuxième partie, qui se joue en extérieur, c’est la police qui est mise à l’honneur, une police qui enquête directement. La caméra se fait alors beaucoup plus mobile, suivant les enquêteurs dans les rues. Les spectateurs découvrent alors une autre réalité, plus pauvre, plus complexe. Le contraste entre le côté artificiel de la première partie et le grand réalisme de cette deuxième partie, renforce encore le caractère irréel de la maison qui sert de cadre au huis-clos initial.
La maison, symbole d'un jeu de domination
Cette maison n’est pas seulement un décor. Elle représente Gondo, suivant le même destin que lui ; on peut même dire qu’elle symbolise le personnage. Ainsi, Gondo se présente comme un personnage peu sympathique, brutal dans son rapport aux autres, ambitieux, parfois même violent. Or, un des policiers n’hésite pas à déclarer que la maison lui paraît “arrogante”. En effet, posée sur une colline, elle domine de tout son luxe ostentatoire un bidonville situé en contrebas.
Plus tard, lorsque la situation financière de Gondo devient compliquée et qu’il risque de tout perdre, c’est la maison qui est menacée d’être prise. Elle devient alors le symbole de sa chute, après avoir été celui de sa réussite.
Cela permet à Kurosawa d’aborder un autre aspect de son film : le côté social. Comme dans L’Ange ivre, Entre Le Ciel et l’enfer est un film noir contenant une part sociale importante. Celle-ci se développe surtout dans la deuxième partie, lors d’une enquête qui se déroule surtout dans les bas-fonds. Le décor urbain se divise donc entre une superbe propriété, affichant son luxe aux yeux du monde, et un décor urbain déshérité que le ravisseur n’hésite pas à qualifier “d’enfer”.
Ce rapport social complexe se retrouve aussi dans le personnage du chauffeur, Aoki. Il s’agit, là aussi, d’un personnage complexe. D’un côté il se sent humilié dans son rôle de père par son impossibilité à payer la rançon, puis il se sent blessé par la honte de ne pouvoir rembourser. Cela s’ajoute à une rancune plus ancienne envers un patron qu’il déteste. Le film est traversé de rapports de force mettant en évidence une violence sociale. Tout, ici, est question de pouvoir.
Entre Le Ciel et l’enfer se caractérise donc par un équilibre complexe et parfait entre drame, portraits psychologiques, critique sociale et suspense, le tout dans un film constamment sous tension.
[8,5]
[Article à retrouver sur LeMagDuCiné]