Dans "Epidemic", Lars Von Trier et son scénariste Niels Vørsel jouent avec les limites de l'audace et de la licence artistique en se positionnant au niveau de la frontière dangereuse entre l'exercice de style et l'exercice de petit malin, sur la ligne ténue qui sépare le bon du mauvais goût. L'équilibre est fragile...
Deuxième long métrage d'un cinéaste qui nous a depuis habitués à ses frasques et à ses excès, pour le meilleur comme pour le pire, "Epidemic" possède une caractéristique propre à de pareils premiers essais : l'absence de concession dans la démarche et un anticonformisme chevillé au corps. Von Trier pousse encore un peu plus loin le curseur de l'expérimental, non seulement en termes purement esthétiques (le titre du film affiché pendant la quasi intégralité du film, il n'y avait que lui pour le faire), comme il l'avait déjà initié dans l'ambiance très réussie de son premier film "Element of crime", mais en le parachevant à l'aide d'une couche expérimentale supplémentaire au niveau narratif. L'hermétisme ne lui fait vraisemblablement pas peur, et ce noir et blanc brouillon pourrait même préfigurer ses préoccupations à venir en lien avec les codes du Dogme 95.
Cette fois-ci, le récit se développe autour de deux axes interdépendants : un segment autobiographique présentant le travail d'un cinéaste et de son co-scénariste (nommés Lars et Niels), questionnant le processus de création artistique au cinéma, et le produit même de leur travail (un médecin luttant contre la propagation d'une étrange maladie) qui pénètre de force les strates du premier segment narratif. Les deux parties se mélangent de manière plus ou moins explicites, et la volonté de brouiller les pistes en brouillant la frontière entre réalité et fiction (toutes deux à l'intérieur de la fiction) pourra sembler un peu maladroite, un peu trop évidente, mais elle reste résolument intrigante.
En introduisant un manuscrit intitulé "The Cop and the Whore", la référence à son précédent "Element of crime" semble directe. Mais, plus amusant, les deux auteurs énoncent la chose suivante alors qu'ils cherchent des idées de scénario : "Here we need some drama... Revelation leads to some religious ending." C'est une allusion prémonitoire plutôt surprenante au film qu'il réalisera un peu moins de dix ans plus tard, "Breaking the waves". Peut-être l'avait-il déjà en tête. Au-delà de ces petites particularités, s'il peut s'avérer difficile de se passionner en ces termes pour les questionnements sur la création artistique et sur son rapport de dépendance au réel que Lars Von Trier appelle de tous ses vœux, on peut adopter une attitude plus passive en se concentrant sur la représentation de ladite épidémie. Le film semble entièrement subordonné à sa dernière séquence glaçante, très efficace, dans laquelle une femme entre dans le film (dans le film) au cours d'une séance d'hypnose et découvre l'horreur suprême de la peste. La séquence est effrayante, d'une longueur intenable, à la tension grandissante, et à l'hystérie galopante rappelant un autre grand moment de folie que l'on doit à Isabelle Adjani dans "Possession", d'Andrzej Żuławski. Cette autre forme de propagation du mal, répondant à celle attribuée au docteur Mesmer dans le film (dans le film), vaut à elle seule le détour. Clairement.
[AB #203]