« In Heaven, everything is fine ». Premier pas dans le monde névrotique de David Lynch, Eraserhead est une odyssée vertigineuse dans un cauchemar éveillé dévisageant une humanité des plus sordides. Tout n’est pas forcément compréhensible au premier regard, le visage d'un homme divague comme dans l'espace ou dans son inconscient. La force du film est d’hypnotiser par ce travail sur le son bourdonnant comme si l’on s’engouffrait dans les bas-fonds de l’enfer, par cette imagination visuelle débordante faisant hommage au cinéma muet.
Visuellement impressionnant de maîtrise pour un premier film, au noir et blanc crasseux, au jeu de lumière impeccable, au montage à la classe fulgurante, Eraserhead est une œuvre profonde qui ne laisse pas de marbre, nous insérant dans un long métrage hallucinatoire. Par moments, on se croirait devant des peintures expressionnistes nous happant pour faire d’Eraserhead l’œuvre radical d’un réalisateur, d’un homme qui filme ses propres démons, ses propres angoisses, ses propres turpitudes face au monde, les matérialisant de façon abstraite, symbolique, pour en faire une œuvre inclassable mais jamais fumeuse.
Les scènes s’enchainent devant nos yeux ébahis, horrifiés par tant de démences à l’image du dîner avec la belle famille et le découpage des poulets, obnubilés par cette osmose contradictoire entre élégance burlesque et obscénité malsaine. C’est ahurissant de noirceur, c’est asphyxiant, devenant presque irrespirable.
Eraserhead met tout de suite mal à l’aise, on est sur le qui-vive, quasi hypnotisé par la folie douce qui s’émerge avec cet homme au regard balbutiant, à la démarche pataude, au costard un peu désuet, à la tignasse foisonnante, devant élever un bébé monstre avec une belle famille névrosée. Difficile de comprendre tout ce que veut nous raconter le réalisateur mais on y voit clairement une peur de la paternité, l’angoisse de la cellule familiale, où l’imagerie de la famille et de l’enfant est terrible de cruauté.
On se demande comment David Lynch a eu l’idée de créer ce bébé au visuel aussi ragoutant. Eraserhead ne se raconte pas, mais se vie, c’est un ovni cinématographique, aux scènes sidérantes mettant irrévocablement mal à l’aise, laissant s’insérer un effroi palpable comme cette scène incroyable où une jeune danseuse au visage tuméfié danse sur un plancher en damier alors que des spermatozoïdes tombent du ciel. Eraserhead est une œuvre qui fait appel au sens, à l’intuitif et non à la rationalité. C’est le genre de films surréalistes, où l’on doit laisser nos à priori au coin de la porte pour se laisser subjuguer par tant de générosités créatrices.