All About Eve : La génèse des ambitions

Qu’ont Dieu et Joseph Leo Mankiewicz en commun ? Eve. Tous deux l’ont façonnée dans nos imaginaires. Eve, la tentatrice de l’Ancien Testament. Eve, l’ambitieuse de All About Eve.



Eve, lève-toi



Nous pensons tout savoir sur All About Eve, monument intemporel du cinéma. Nous oublions parfois que sa tête d’affiche, la reine d’Hollywood Bette Davis, ne l’incarne pas. Davis, c’est Margo Channing, « l’avant-Eve », star du théâtre new-yorkais sur le point d’être détrônée. Eve Harrington, c’est Anne Baxter, jeune opportuniste prête à tout pour rejoindre les feux de la rampe. La confusion est voulue: le film commence précisément au moment où Eve atteint le faite de sa gloire, couronnée d’un prix d’interprétation après une ascension éclair dans le gotha de Broadway. Au même moment Margo, la quarantaine vaincue, amorce son déclin.


Mankiewicz, maitre ès narration, procède par flashbacks polyphoniques, trois narrateurs intradiégétiques décrivant l’élévation d’Eve: Le cynique critique Addison DeWitt (George Sanders), l’intrigante Karen Richards (Celeste Holm) et Margo elle-même. Comme ces conteurs manipulent Eve, ils manipulent également l’histoire par leur subjectivité. Ainsi, nous connaissons le tout, l’ensemble sur Eve ; mais connaissons-nous l’essentiel ?



Et dieu créa la garce



Ces témoignages rapportés forment un archétype de garce que Baxter et Davis se disputent tour à tour. Eve débute comme admiratrice de Margo, devenant par hardiesses successives sa secrétaire, sa confidente, sa doublure… puis sa rivale. La diva trahie rend coup pour coup, les dialogues de Mankiewicz fournissant les punchlines en munitions conséquentes. C’est ce microcosme entier qui grince alors par le contraste entre le raffinement apparent de ses hôtes, et la férocité de leurs jeux de pouvoirs.


Bette Davis campe avec jubilation une des plus grandes pestes du 7e art. Cette lutte homérique pour la place de numéro une, cache pourtant une réalité plus prosaïque : même au sommet, le pouvoir ne se conjugue pas au féminin. «Il est temps que le piano se rende compte qu’il n’a pas écrit le concerto !» assène, lapidaire, l’auteur Lloyd Richards (Hugh Marlowe), à une Margo déchue. Elle n’est qu’un instrument utilisé par les démiurges masculins - le producteur, l’auteur, le critique - bien décidés à exercer leur domination. Si Eve est née à partir de la côte d’Adam, le corollaire se décline ici : le départ d’Eve pour Hollywood annonce la reproduction de ce schéma dans d’autres lieux, d’autres temps.



Tout sur nos mères



La reine d’hier, ayant vieilli, devient mère et épouse. La reine d’aujourd’hui profite, un temps, des récompenses. La reine de demain se prépare en coulisses. L’intrigue en spirale d’All About Eve ouvre déjà la succession d’Eve, avec l’entrée d’une nouvelle débutante se rêvant future étoile. Dans le dédale des miroirs, sa silhouette de princesse se reflète en enfilade, comme une suite infinie de sosies. Eve n’est plus l’unique, elle est la multitude.

Kieros
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le 20 août 2020

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