Dès l'ouverture du film le ton est donné. Quel comédien n'a jamais rêvé de participer à cette cérémonie, pleine de strass et paillettes ? Être sur cette scène et recevoir son prix.
Le prix d'une vie, le prix de la meilleure comédienne de théâtre, remis à la jeune et belle Eve Harrington (Anne Baxter), sous les yeux de Margo Channing (Bette Davis), une actrice sur le déclin dont l'envie d'applaudir ne lui effleure même plus l'esprit.
Le trophée s'apprête à atterrir dans les mains d'Eve, mais le rythme se casse, se fige, par un arrêt sur image, déclencheur du flashback, moteur de l'histoire et accélération d'une mise en scène signée Joseph L. Mankiewicz ; procédé fétiche du réalisateur qu'il renouvellera plus tard dans deux autres de ses films avec La Comtesse aux pieds nus (1954) et Soudain l'été dernier (1969).
Comment Eve en est-elle arrivée là ? Un retour en arrière s'impose, celui de l'ascension d'une jeune femme qui n'a d'yeux que pour Margo Channing, une comédienne de renom. S'immisçant dans sa vie, elle s'impose jusqu'à prendre sa place et voir son nom écrit en lettres d'or en haut de l'affiche.
Le réalisateur présente le monde du théâtre à travers les personnages et leurs relations mutuelles. Mais pour autant sans jamais montrer la scène ni les comédiens en action. En réalité, la vraie dramaturgie se déroule en coulisse, exit les planches. Les personnages jouent le rôle de leur vie en plusieurs actes, cherchant chacun à accéder à la gloire et garder son statut, ancrant la fiction dans la réalité et se faisant, créer d'une réalité la fiction d'une vie. Et c'est d'un œil extérieur dont nous avons besoin, celui d'un critique, Addison DeWitt (George Sanders), dont le rôle n'a d'égal que son gagne-pain, nous faire voir l'envers du décor, la face cachée de l'acteur derrière son personnage et tout particulièrement celui d'Eve. Prête à tout pour réussir, en apparence des plus juvénile et pure, elle dupe son monde et ment à tout bout de champ pour arriver à ses fins. Peu importe la manière, j'aurai ce que je désire, quitte à détruire ce qu'il me reste d'humain.
Joseph L. Mankiewicz dépeint ici une vision sombre du monde théâtral, basé sur le paraître et l'illusion, une déshumanisation au sein d'un monde artistique, une mise en abîme, portée part des acteurs de cinéma. "Funny business, a woman's career, the things you drop on the way up the ladder so you can move faster. You forget you'll need them again when you get back to being a woman." Sublime réplique comme il en existe tout au long du récit, résumant purement et simplement le triste rôle d'une vie. Des rôles, si éphémères qu'ils soient, voués à briller et s'éteindre en un battement de cil. Un battement de cil, c'est l'impression ressentie de l'arrêt sur image que l'on retrouve tout juste sorti du flashback. Eve, cette jeune fille, au sommet de sa gloire, tenant son trophée et déclamant à présent une tirade qui sonne faux. Tout est allé trop vite, malgré les paillettes et les remerciements ; Eve finira seule dans sa chambre, à l'orée d'un déclin naissant.
Et comme dans un conte, une nouvelle jeune fille fait irruption, jeune et pure, des étoiles plein les yeux, à laquelle le scénariste et réalisateur donne pour réplique de fin, un mensonge lancé presque instinctivement.
L'histoire se répète, encore et encore, inlassablement ; l'homme avide d'ambition et de gloire, prêt à tout pour satisfaire son orgueil, est représenté avec brio dans le plan final, reflétant des centaines de prétendantes grâce à un jeu de miroir reproduisant le reflet d'une jeune fille, seule, indéfiniment.