Nombreux sont les films portant sur les rapports de couple. Peu accèdent à une telle profondeur, une telle vérité, et par des chemins si singuliers.
La scène d’ouverture semble rendre hommage au magnifique film d’Hubert Charuel, Petit Paysan (2017). Mais là où le bovin massif avait la présence impalpable des rêves, on se rend vite compte, ici, que cette corporéité de poids n’a rien de brumeux et glose au contraire l’un des aspects, l’une des facettes du corps de l’autre, de l’homme aimé, ici lorsqu’il est en crise et en panique. À peine apaisé, il deviendra un petit enfant. Ce qui ne l’empêchera pas, plus tard, de prendre les allures d’un lourd jeune homme émouvant et gauche. Et plus tard encore les traits d’une vieille femme consolante, assurément une figure maternelle, mère ou grand-mère. Et l’on sera heureux, également, de découvrir le vrai visage de Paul (Carlo Ljubek), homme encore jeune, séduisant, mais présentant, de fait, aussi bien la vulnérabilité d’un enfant que la sagesse d’une aïeule. Le pari était osé et cette figuration concrète, à travers des incarnations parfois différentes, de la multiplicité des visages de l’autre, risquait de sonner faux ou, pire, de paraître ridicule. Il n’en est rien, grâce au talent des acteurs et à la subtilité des images, dues à Jan Mayntz.
L’univers créé, pourtant, est sombre, quotidien, et n’a rien à voir avec le merveilleux. De nombreuses scènes se situent dans une usine de mécanique industrielle, au sein de laquelle le couple de héros est supposé s’être rencontré. Nos voisins germaniques, de fait, n’hésitent pas à opérer ce choc des contraires, cette confluence des extrêmes, l’amour et l’usine, le rêve et le prosaïque. Que l’on se souvienne du magnifique Une Valse dans les allées (2018), de Thomas Stuber. Cet ancrage dans le réel permet de ne pas cantonner ce deuxième long-métrage de Michael Fetter Nathansky (1993 - ), déjà réalisateur de Sag du es mir (2019), au domaine du psychologique, puisque, même, la question des luttes sociales et du démantèlement infligé à l’humain sera bien présente. Toutefois, par l’effet d’une subtilité qui ne fait pas peur à ces voisins autrefois tant redoutés, loin d’un jeu d’équilibre ou de contrepoint sagement mesuré, la dimension sociale ouvre un peu plus grand encore la porte à l’exploration de la complexité psychologique.
Le titre original, Alle die du bist, que l’on pourrait traduire textuellement par « Tous ceux que tu es », correspond mieux que le titre français au propos du film, qui expose comme jamais non seulement l’immense richesse offerte par les différentes facettes d’un individu, mais le fait que, à force de facettes multiples, de réactions prévisibles ou non, d’histoires du passé et de rêves de futur, l’être aimé en vient à composer, à lui seul, tout un monde, dont une vie entière ne suffirait pas à faire le tour.
Et cette richesse n’est pas réductrice, ni réductible à l’autre. Ainsi Nadine (Aenne Schwarz, qui avait pu agacer dans Comme si de rien n’était, d’Eva Trobisch, en 2018, mais qui déploie un jeu magnifique, prouvant qu’elle ne recule pas devant les rôles potentiellement ingrats), qui se trouve, elle, incarnée par une seule actrice, ne présente-t-elle pas moins de visages que son pendant masculin : de la jeune fille réservée arrivant de la campagne dans la banlieue de Cologne jusqu’à la femme mûrie par l’existence mais si éprouvée qu’elle en vient à ne plus se reconnaître elle-même, ni sa vie, ni l’homme qu’elle aimait, devenue comme étrangère à elle-même, peut-être même perverse, s’employant soudain à tenter de détruire ce qu’elle avait pris tant de soin à protéger, voire à construire ; après être passée par la femme amoureuse, la mère dévouée, heureuse, joueuse, la collègue engagée et solidaire, la militante efficace, inflexible et convaincante…
Rien ne sera dévoilé du passé des personnages, du pourquoi de leurs failles, de leurs lézardes, de leurs blessures. Mais il n’en est nul besoin. On quitte le film tout imprégné de cette œuvre émouvante, troublante, qui souligne combien l’amour n’est pas seulement le sauvetage mutuel de deux naufragés, mais aussi un pari quotidien qui menace constamment de ne plus pouvoir être relevé. D’où le miracle, lorsqu’il l’est…