Aux grincheux qui se répandent sur la mort du cinéma, l’été 2022 apporte des ébauches de réponses qu’il convient de mettre en valeur : à l’abri de l’aseptisation des franchises, trois propositions originales et culottées ont coloré les salles obscures : Nope de Jordan Peele, Trois mille ans à t’attendre de George Miller, et ce nouvel opus de Dan Kwan et Daniel Scheinert (ou les Daniels) après le déjà bien perché Swiss Army Man. Chaque film explore à sa façon un genre prédéfini, le contorsionne, l’essore et tente de nouvelles directions, approfondissant tout ce que l’ère du méta peut avoir de stérile. Le cinéma n’est pas mort : il a simplement besoin d’audace, et de prises de risque qui, sans forcément atteindre leur cible, auront eu le mérite de faire bouger les lignes.
Il en va donc ainsi de ce Everything, Everywhere, All at once, ébouriffant feu d’artifice qui mange à tous les râteliers, et prend à bras le corps le concept du multivers déjà bien en vue depuis que Marvel ne sait plus gérer ses arcs narratifs. Sur une structure qui s’inspire très fortement de Matrix, le duo déploie un éventail de propositions qui vont donner à la gérante bornée d’un lavomatic la mission de rééquilibrer la cohabitation des mondes parallèles. L’occasion de décliner de multiples versions de Michele Yeoh, aussi convaincante en mère de famille qu’en star de cinéma, avec des doigts en hot-dogs ou sous la forme d’un caillou dans une version du monde où la vie n’aurait pas pris. Le rythme effréné tient donc les promesses du titre, ajoutant aux vertiges des étendues infinies (2001 est évidemment lui aussi cité) un déluge de baston et un humour grotesque lui-même dénué de limites. La capacité de séduction tient donc, d’emblée, à cette densité qui ne se refuse rien (on pense aussi à l’audace pléthorique de Paprika), et ce plaisir contagieux d’explorer toutes les pistes possibles en matière de cinétique. D’un espace à l’autre, entre chorégraphies et métamorphoses, les personnages prennent brutalement le spectateur par le bras et le propulsent de surprises en surprises.
Évidemment, la cohabitation entre l’humour scatologique, le kung-fu et les questions plus métaphysiques ne donne pas nécessairement la primeur à ces dernières. L’intrigue se focalise donc sur une exploitation plus psychologique des aboutissants, au risque de certains clichés (en gros, ceux cristallisés par le Cinquième élément), même si la philosophie reste en arrière-plan dans cette idée d’une lutte entre le nihilisme (le fameux bagel) et une éthique existentialiste de l’action. La malice consiste à ne jamais trop s’enliser dans ces notions-là, peut-être à l’exception du dénouement, et à contrebalancer les pesanteurs par un sens constant du fun : aux références lyriques à In the mood for love répondent ainsi des clins d’œil à Ratatouille version raton laveur, et les leçons de morale se font autant par une revendication frontale de la jeune génération qu’un contre-emploi savoureux de Jamie Lee Curtis, autrefois surnommée de The Body.
Evelyn, sans cesse distraite au sein du moment vécu, doit retrouver la connexion avec le présent, comme le formule sa mission : « To take us back to how it’s supposed to be ». Ce paradoxe assez fécond fait donc de la dispersion générale un parcours vers la réconciliation : la prise de conscience d’une constante (je suis la même personne, quel que soit l’univers dans lequel j’évolue) permettra à terme de prendre contact avec l’autre en ayant acquis la capacité de se mettre à sa place. Et pour équilibrer ce traité un peu convenu de bienveillance, rien de tel que d’organiser une baston générale dans laquelle la gentillesse et les hugs seront l’arme ultime.