"Notre sujet est inhabituel", nous adressait Cecil B. DeMille dans l'aparté introductif de son auto-remake des Dix Commandements. Et pour cause, le périple biblique de Moïse n'a réellement été adapté que quatre fois sur la toile cinématographique, comprenant donc le dernier film de Ridley Scott. Ridley Scott. Quel autre cinéaste que lui pour succéder aux réalisateurs de la démesure de jadis ? L'acheminement vers Exodus : Gods and Kings était presque inéluctable pour le réalisateur britannique qui prophétisait d'une certaine manière l'avenir de sa carrière dans le buisson ardent qui crépitait à la fin de Kingdom of Heaven. A 77 ans, Ridley Scott est sans aucun doute dans le rush final d'une grande carrière, marquée par des films qui ont souvent divisé. Le remarquable Cartel fait hélas figure d'exemple récent. Qu'importe, l'ambition prime et cette nouvelle mouture du péplum moderne apparaît comme un baroud d'honneur pour compléter sa saga de fresques historiques. Plus que jamais aujourd'hui, ces films communiquent, se répondent, se font écho. Le grandiose appelle le grandiose.
Dans sa revisite d'histoires auparavant traitées, Ridley Scott capte non seulement l'essence du genre avec un œil frais, mais se targue avant tout d'une volonté de centrer ses intérêts et enjeux ailleurs. C'est ainsi que devant sa caméra, tantôt l'histoire ou tantôt l'essence de La Chute de l'Empire Romain et Le Cid, tous deux d'Anthony Mann, se sont respectivement mués en Gladiator et Kingdom of Heaven. Il entretient la même relation avec l’œuvre de DeMille. Le classique hollywoodien mettant en scène Charlton Heston se prévalait avant tout d'adapter directement la Bible, les "Saintes Écritures", comme précisé dans le générique. Ici, Ridley Scott se penche davantage sur l'humanité de Moïse. Ce sont avant tout ses relations autodestructrices avec les personnages majeurs de son périple, notamment Dieu et Ramsès qui intéressent. Exodus, c'est l'histoire d'un homme condamné à porter le fardeau écrasant qu'est la prophétie.
De toutes les fresques historiques réalisées par sir Scott, il s'agit ici, malgré son envergure, et Les Duellistes mis à part, de son plus intimiste, son plus humain. Le traditionnel ton solennel, plutôt imposé par le genre, est ici très en retrait et se ressent notamment dans les dialogues. Éventuellement déconcertants à première vue, ils s'accordent au caractère vif, tumultueux, mais aussi faillible des personnages. Le fond des mentalités d'Exodus s'inscrit dans un certain concret. Ainsi, l'allégorique empire du mal qu'aurait pu représenter l’Égypte des pharaons est perçu comme un véritable État confronté à des réalités politiques et économiques, comme le rappelle Ramsès lorsque son frère Moïse exige la libération du peuple hébreu. Tout le premier acte du film, par ailleurs appuyé par une bataille d'envergure nous plongeant rapidement dans l'action à l'instar de Gladiator, travaille finement les enjeux des personnages et ceux de l'univers. La patte précise et perfectionniste du scénariste Steven Zaillian (ayant collaboré précédemment avec Ridley Scott notamment sur American Gangster) se ressent grandement dans le sens du détail et de l'équilibre.
L'équilibre passe également par le doute et la remise en question. Les relations entre Moïse et Ramsès se répondent avec justesse : si dans une première partie, le prophète en devenir est profondément sûr de lui et investi dans sa tâche princière, à contrario de l'héritier du trône, la deuxième partie voit justement émerger l'inverse et Moïse doute plus que jamais. Malgré sa divine mission, il doute plus dans sa quête que tous les héros des fresques de Ridley Scott. D'autant plus que l'implication d'une entité supérieure est parfois incertaine dans Exodus : Gods and Kings. Avec justesse, les deux approches peuvent être perçues. Après tout, Moïse lui-même doute de ce qu'il voit et est à plus d'une reprise au bord de la folie. Davantage chef de guerre que prophète, l'ancien prince d’Égypte questionne la valeur de la prophétie et son existence, tout comme le spectateur.
Ainsi le prix à payer pour la liberté est remis en cause. Car si Moïse opère méthodiquement en instiguant une véritable guérilla contre les approvisionnements de l’Égypte, les plaies attribuées au dieu des hébreux visent non seulement l'anéantissement de l'empire, mais aussi celui de son peuple. La violence avec laquelle s'abat la divine colère est inédite et réellement terrifiante. Si le ton de la version de Cecil B. DeMille était profondément influencé par le Nouveau Testament, avec un regard très chrétien sur un dieu d'amour, ici la vision semble provenir de l'Ancien Testament : Dieu est puissant et vengeur. Les évènements atteignent une telle démesure, gratuite et littéralement inhumaine, qu'ils dépassent le pouvoir de Moïse et Ramsès. "Cela nous dépasse tous les deux", comme l'avance le premier. "Est-ce cela ton dieu ? Un meurtrier d'enfants ?" lui répondra plus tard le second.
La finesse des personnages est sans compter un casting judicieusement choisi. Car s'il est évident que Christian Bale a la part belle, dans un rôle le poussant à proposer le meilleur de lui-même dans une introspection bien gérée, c'est Joel Edgerton qui en impose en Ramsès. Loin de la cruauté incarnée par Joaquim Phoenix dans le personnage de Commode, avec qui le pharaon partage tout de même le point commun de fils mal-aimé, Ramsès suscite ici parfois l'empathie du spectateur face à l'impuissance de ce dont il est témoin. Sa position de dieu-vivant l'empêchant de fléchir, il est tout aussi porteur d'un fardeau que son frère hébreu. Les deux acteurs le retranscrivent fort bien et s'émancipent ainsi du duo iconique Charlton Heston / Yul Brynner. On peut également compter sur de solides seconds rôles, outre Ben Kingsley ou encore Aaron Paul, la présence de John Turturo en Séti est un véritable plaisir.
Exodus : Gods and Kings, c'est aussi comprendre comment inscrire le péplum biblique dans la modernité et les réalités d'un cinéma post-moderne. Précédemment dans l'année, Darren Aronofsky échouait dans sa revisite d'un autre mythe avec Noah, mais son adaptation se percevait davantage comme un film d'aventures aux allures fantastiques plutôt qu'un péplum en bonne et due forme. Ici, le parti-pris est clair : bien que d'inspiration classique, fidèle aux influences picturales de Ridley Scott, le péplum mute en œuvre moderne tournée en numérique 3D. A l'instar de Gladiator, qui ré-actualisait le genre et a porté ses fruits dans des films parfois merveilleux (repensons au fabuleux Alexandre d'Oliver Stone, qui par ailleurs est ressorti cette année dans un nouveau montage), Exodus pourrait ouvrir la porte sur une nouvelle génération fascinante. La forme s'équilibre remarquablement bien, avec un panache sans pareil, entre de fastes décors et des trucages à l'envergure impressionnante permis par la technologie numérique.
L'enchainement de somptueux tableaux permet de donner un corps unique à l'envergure des évènements décrits par le film. La photographie de Dariusz Wolski sculpte finement les détails de l'image, notamment mis en valeur par un travail 3D (native, par ailleurs) discret mais précis en intérieur, surtout au sein du premier acte. On peut tout de même déplorer qu'elle s'efface trop dans les extérieurs, bien que mettant tout le temps en valeur une profondeur de champ saisissante, pour ne pas dire parfois bluffante par son ampleur. A nouveau, le spectre démesuré des visionnaires hollywoodiens de la Fox des années 50 n'est jamais loin. Pensons ne serait-ce qu'à L’Égyptien de Michael Curtiz et sa reconstitution boostée aux chaudes couleurs du technicolor. Ici; l'esthétique est poussée jusqu'à proposer une gamme de teintes parfois incroyables.
En parallèle, le film peut se prévaloir d'une élégante sobriété lors de séquences plus intimes mais tout aussi importantes pour les personnages. Comme exemple, et sans trop en dire pour ne pas déflorer exagérément la découverte de cette nouvelle approche, la tant attendue scène du buisson ardent sur le mont Sinaï est quelque part d'une immense simplicité, même si un choix artistique particulier la concernant en fera hurler plus d'un. Loin du faste scintillant des ancêtres, Ridley Scott convoite l'intime de la séquence avec une poésie majestueuse, appuyée par une composition profondément influencée par la partition du Vorspiel de Richard Wagner, tiré de l'Or du Rhin. C'est dire. Les sommets sont tutoyés avec une noblesse que l'on pensait perdue, égarée ou broyée dans la machine hollywoodienne contemporaine.
Parlant de compositions, il y a tant à dire sur la partition d'Alberto Iglesias. Pour Exodus : Gods and Kings, Ridley Scott s'est allié au compositeur de Pedro Almodovar, néanmoins aidé par un de ses compatriotes, Federico Jusid, mais aussi par le grandiose Harry Gregson-Williams dont l'intensité des chœurs grégoriens de Kingdom of Heaven résonne encore dans nos tripes. L'ampleur des chœurs, c'est bien quelque chose qui est ici transmis en filiation, à l'heure de la musique synthétique qui flirte souvent avec de la composition automatique. Les puissantes orchestrations symphoniques propulsent le film dans une autre dimension de l'épique, à l'échelle encore plus virtuose et démente. On repense régulièrement à l'influence du compositeur Miklós Rózsa, qui a signé plusieurs partitions de fresques épiques, dont Le Cid, qui transcendait toute la majestuosité offerte par le film. L'héritage est là. Le scope couvert par la musique est impressionnant et marque profondément l'épopée ô combien singulière à laquelle on assiste.
Épopée certes singulière et démesurée, qui toutefois ne manquera pas de diviser une fois de plus comme bien des films de son auteur. D'autant plus que les connaisseurs du cinéma de Ridley Scott ressentiront sans trop de mal certaines coupes au montage. Premiers concernés : le personnage de la reine Tuya, interprétée par Sigourney Weaver, ici laissée très en arrière plan, ainsi que la vie familiale de Moïse après sa sortie d’Égypte. Plus généralement, ce sont les parties constituées notamment par des intrigues politiques et familiales qui se retrouvent victimes des coupes, mettant avant tout en avant un film épique au rythme effréné. A contrario des coupes toxiques dont avait grandement souffert Kingdom of Heaven, ici la garantie est celle d'un film tout de même juste et d'une efficacité record. La dernière heure est d'une intensité rare et la compilation effectuée fonctionne tout de même. Les plus avides de fresques à la durée démesurée pourront attendre la traditionnelle director's cut qui dépassera sans aucun doute les trois heures. Une fois de plus on aurait souhaité bénéficier de cette version directement en salle, mais en étant raisonnable, et à la décharge de la Fox, la tentative de remise au goût du jour du péplum biblique est déjà suffisamment risquée pour ne pas trop en rajouter.
Il serait donc tout de même dommage de se priver de la dernière production de Scott Free. Définitivement majeur dans une filmographie contestée, Exodus : Gods and King n'en demeure pas moins une œuvre totale de cinéma, un témoignage de grandeur regardant autant vers le passé que vers l'avenir. A l'instar de Kingdom of Heaven qui trouvait sa résonance en tant que film post-9/11, l'épopée biblique jette également un regard sur notre ère. L'Histoire, malgré la connaissance, semble être perpétuellement destinée à se répéter. Un dialogue entre Joshua et Moïse implique par ailleurs directement les circonstances de la création de l’État d'Israël. La question est soulevée avec finesse, loin d'un tumulte grossier, et laisse au spectateur la clé de la réponse, tout comme l'aspect religieux présent le long du film.
"To my brother, Tony Scott" est la conclusion du métrage, rendant hommage au frère de Ridley Scott, disparu il y a désormais plus de deux ans. Le témoignage significatif d'un frère à l'autre dans un film qui met justement en scène une relation fraternelle. Une fois de plus, davantage que dans tout autre film du genre, les relations sont ce qui importe dans Exodus : Gods and Kings. C'est simplement l'histoire de relations et de transmissions. Transmissions, notamment du père au fils, présentes dans chacune des fresques signées Ridley Scott. Ici, c'est sans aucun doute le chapitre de la conclusion : les hommes s'en vont, mais la transmission reste. Dernier écho avec Robin des Bois, qui trouvait la voix de la vérité inscrite par lui et son père dans la pierre, immuable face au temps. Comme celle sur laquelle sont gravées un certain nombre de lois dont nous n'avons même plus besoin de rappeler le nom. Incroyablement puissant.