Extension du domaine de la vacuité
Un ami m'avait passé un extrait de film où deux losers trentenaires, en boîte de nuit, regardaient les autres danser, l'un d'eux se lançait dans un monologue impressionnant où il s'apitoyait sur leur jeunesse perdue et dont ils n'ont su profiter, les laissant maintenant dans une misère sexuelle contre laquelle ils ne savaient que faire.
Cet extrait provenait d'Extension du domaine de la lutte, et m'avait donné grandement envie de lire le livre, ce que j'ai fait il y a plusieurs mois déjà (c'était peu avant Cannes). Il était temps maintenant de voir le film. Avant-hier j'ai fait une sélection de drames que j'avais envie de voir, mais ce film-ci était celui était le seul qui me faisait vraiment envie. J'avais aussi été encouragé par une critique où l'on disait que le film était très déprimant. Parfait !
Le réalisateur est Philippe Harel, qui s'est choisi comme acteur principal. Heureusement, il a la tête et la voix qui conviennent pour le héros neurasthénique. Le personnage secondaire, celui du collègue libidineux mais frustré, est joué par José Garcia ; pas forcément l'acteur auquel on pourrait penser en premier, mais en fait le choix est génial, avec de grosses lunettes et la coupe de cheveux adéquate il est parfait pour le rôle.
Je ne me souviens plus quel auteur ou cinéaste disait qu’une bonne adaptation ne doit pas commencer de la même façon que le livre sur lequel elle se base, mais en tout cas Extension du domaine de la lutte débute exactement au même moment que le roman de Michel Houellebecq : dans une soirée où est convié le héros. Mais la scène d’effeuillage de la fille à cette soirée, qui servait d’introduction dans le livre, perd son sens dans le film par l’absence du commentaire du personnage principal. C’est étrange, parce que ça doit être le seul moment où Harel ne cite pas Houellebecq, alors qu’il y en aurait eu besoin. Car dans le reste de la séquence (et même du film), le texte du roman est repris tel quel. Néanmoins dans le film, les réflexions font pompeuses et prétentieuses, le problème étant que le texte trop verbeux passe bien moins à l’oral qu’à l’écrit, surtout quand il n’est pas en off, mais déclamé par le personnage comme une réplique ; impossible de croire que ce qu’il dit lui vient spontanément.
Philippe Harel s’en tient beaucoup trop fidèlement au livre, et tout ce qu’il peut bien ajouter au texte, c’est cette énonciation morne du narrateur, cette façon de poser des faits d’une voix très sobre, qui souligne l’impression d’une vie formatée et aseptisée pour le héros.
Comme le roman tenait énormément sur les réflexions de l’auteur, et non sur les dialogues, la voix-off occupe la majeure partie du film. Les personnages ne parlent presque jamais, et quand ils le font, la moitié du temps ce qu’ils disent est couvert par la voix-off. On ne voit plus un film, on voit une version illustrée d’un texte, le réalisateur se contentant de poser la voix de quelqu’un lisant le roman d’Houellebecq sur des images vides de sens.
J’ai vu deux séquences où on laisse deux personnages secondaires partir dans un monologue, et ce qui est amusant d’une certaine façon, c’est que les acteurs donnent vraiment la sensation de réciter le texte, sans prendre la peine de se l’approprier en prenant la peine de réfléchir à ce que le personnage ressent pour en venir à dire telle ou telle chose. Ironiquement, même là, du coup, le film ne se détache pas du texte original.
Au générique de début, on peut lire "Adaptation et dialogues : Philippe Harel et Michel Houellebecq", la bonne blague. Leur travail de réécriture a dû être des plus simples, et se limiter à choisir ce qui, du texte original, va être dit par un narrateur ou par l’autre. Oui car il y en a deux, un omniscient, et l’autre qui est le personnage principal, alors que ce dernier aurait suffi.
Parmi les très rares nouveautés apportées par cette "adaptation" cinématographique, qu’il faudrait plutôt qualifier de transposition, il y a ce moment où un SDF tend sa timbale remplie de pièces au héros, qui répond, sans réfléchir, "non merci"… à moins que ce soit dans le livre et que je l’aie oublié.
Au bout d’une demi-heure, l’ennui devenait de plus en plus prononcé, d’autant plus que la récitation du texte se fait avec lenteur, donnant encore plus l’impression de perdre son temps. Je suis passé à la séquence en boîte de nuit. J’ai aperçu une scène de masturbation un peu explicite. L’ennui est revenu, et je suis passé à la toute fin, la seule chose qu’Harel ne pouvait imiter car le roman se conclut de façon très abstraite. A la place, dans le film, on a un happy end ; décevant, donc.
Extension du domaine de la lutte a subi le même traitement que Watchmen, en quelque sorte, si ce n’est que le film de super-héros de Zack Snyder avait au moins pour lui l’attrait des belles images ; il va sans dire que le film de Philippe Harel ne bénéficie pas de cet atout.
Je ne vois pas du tout l’utilité de cette adaptation (ni comment on a pu la pitcher et la défendre face à des producteurs ; "je veux faire un film reprenant mot pour mot le roman d’Houellebecq" ? Non parce que sérieusement, on pouvait pas défendre ce film en prétendant offrir une certaine vision artistique), si ce n’est rappeler le livre et certaines de ses citations géniales, comme "une bite, on peut toujours la sectionner, mais comment oublier la vacuité d’un vagin ?", ou alors adresser les jolies réflexions d’Houellebecq à ceux qui n’aiment pas lire…