Aborder Eyes wide shut ne se fait pas avec innocence.
A l’époque de sa sortie, c’était le film le plus attendu depuis quelques années, chant du cygne d’un réalisateur majeur, fruit d’une gestation laborieuse et précédé de rumeurs folles.
J’avais été ébloui.
15 ans plus tard, je ne sais pas dans quelle mesure je ne participais pas à un engouement médiatique et critique au sein duquel j’avais encore du mal à me forger une opinion propre. Le voir aujourd’hui, au terme d’une intégrale du maître (à l’exception de Spartacus), se fait encore moins dans l’innocence.
Il nous faudra rester sur ce film pour quitter Kubrick.
Eyes wide shut est en ce qui me concerne son film le plus déconcertant, et celui qui aura nécessité le plus long cheminement avant de voir naitre cette critique.
Bien des éléments le rendent a priori irritant : la trame narrative, dans son ensemble n’a rien d’original. Tom Cruise est assez insupportable. Le film semble trop long, les temps morts dans les dialogues démesurés, et la structure bipartite nuit/jour un peu trop didactique.
En fait, il est assez facile de détester ce film.
A partir de là, deux options :
- On accorde du crédit à toute la préparation obsessionnelle du maitre pour se dire que tout a du sens, de la même façon que tous ses amateurs considèrent ses faux raccords comme volontaires.
- On refuse cette posture qu’on considère comme malhonnête, et l’on s’en tient au ressenti, pour considérer ce film comme un échec.
Kubrick a presque toujours traité du grandiose, et l’ampleur de sa mise en scène l’a magnifié avec une cohérence impeccable. La surprise de Full Metal Jacket annonce en réalité celle d’Eyes Wide Shut : un regard clivé, à hauteur d’homme, et surtout, une position neutre qui ne guide plus le spectateur sur les visées morales du récit. Ce film n’est pas grandiose : il traite de la crise conjugale, mais surtout, de la définition même du grandiose dans le domaine du sexe tel que l’imaginerait un être assez médiocre : ses fantasmes.
Bill est américain jusqu’au bout des ongles. Ses sourires crispés, sa conversation mondaine, sa façon de répéter votre question avant de ne pas vraiment y répondre sont pour moi l’image que je me fais de Tom Cruise en pleine promotion. Impossible de les dissocier. Ce qu’on pourrait qualifier d’aveuglement de la part de Kubrick doit forcément avoir du sens.
Personnage passif, spectateur, Bill est un réceptacle : à la parole d’Alice, qui domine de bout en bout et brille par son absence de plus en plus grande. A ses phantasmes, de sexe, de danger et d’occulte, qui le font vibrer tout en accroissant la distance du spectateur à son égard.
Distance accrue par le jeu étrange de l’imagerie du film : un teaser démentiel du couple Kidman Cruise, et ce premier plan où l’icône féminine nous fait tomber sa robe. Puis, sa présence aux toilettes, son déodorant et l’irruption inattendue d’un quotidien qui sape le glamour.
C’est ici que se niche l’âme étrange et composite du film. Le couple, tenté par l’adultère dans ce qu’il a de plus romanesque (triolisme avec mannequins pour monsieur, superbe quinqua hongrois pour madame) va faire face à un dilemme crucial : traverser le miroir et devenir un personnage actif de son imaginaire sexuel, ou y renoncer pour consolider un réel déceptif.
Cette subtile position crée un point d’équilibre particulièrement instable pour le spectateur : les séquences auxquelles nous assistons sont oniriques, fantasmées, et il est de notre devoir de déterminer notre distanciation critique par rapport à elles. Aisé quant aux projections de Bill sur l’adultère potentiel de sa femme ; plus complexe lorsque l’ampleur de la mise en scène excite notre fascination pour une orgie gothique, des rues nocturnes ou le danger d’une filature.
La nuit de Bill est celle d’une quête étrange : spectateur constant, il tente d’intégrer la scène qui le fascine. Encore effaré et excité par l’aveu fantasmatique de son épouse, il va donc vouloir devenir un personnage de ce type de projection. Passer d’un rôle à l’autre n’est pas si difficile, pense celui qui brandit à tout bout de champ sa carte professionnelle pour revendiquer son statut. Les opportunités se déchainent, et la ville entière suinte de sexe, dans les rues, dans les boutiques, dans les bars. L’orgie en sera le point d’orgue, spectacle cérémonial auquel il aura accès pour mieux révéler à quel point il y est illégitime. Car au moment où il deviendra un acteur de la maison, celle-ci fera cercle autour de lui pour l’exclure, modifiant la trame de la nuit pour un spectacle dont il sera à la fois le personnage principal et l’exilé.
Non sans humour, la carte fantasmatique qui se dessine aligne les impasses pour le chaud bouillant Bill. Car c’est aussi par son mélange des registres qu’Eyes Wide Shut fascine : entre porno chic et grotesque (la boutique de costumes, les allusions homosexuelles), entre permissivité et évaporation des opportunités, tout se construit et s’effondre au même moment.
Incapable de concrétiser ses désirs, Bill refait son parcours au grand jour, mais la mort s’est invitée : sida, overdose, menaces. Là aussi, la dimension romanesque est à prendre comme une projection du spectateur devenu personnage. Si mort il y a, c’est surtout de celle d’un imaginaire dont on mesure les excès avec un rien d’embarras, notamment lorsque le phantasme rencontre le réel par l’entremise d’un masque posé sur l’oreiller à côté de son épouse.
Alors que les échanges devenaient de plus en plus lents, l’angoisse de Bill de plus en plus forte, la réalité sonne paradoxalement comme un soulagement, et c’est Alice qui le ramènera du bon côté du miroir. Pour, enfin, célébrer la vie du couple dans l’étreinte tant repoussée.
Plonger dans Eyes Wide Shut, c’est ouvrir les nôtres et nous interroger avec Bill sur nos attentes, la médiocrité de notre imaginaire et poser sur lui un regard nouveau. Attendri, analytique, et désormais un peu plus lucide. On comprend dès lors à quel point cette dernière œuvre de Kubrick peut être qualifiée de testamentaire.
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