L’une des grandes quêtes de l’art narratif consiste à restituer dans sa plus grande authenticité la perception de moments perdus. Parce qu’ils appartiennent à un temps révolu, parce qu’ils ont été perçus à un certain âge, et que l’expérience a irrémédiablement défloré ces intensités premières. Les retrouver ne consiste pas seulement à se souvenir : c’est une reformulation qui saisit la singularité d’un instant, l’intensité de la découverte et l’unicité indélébile des premières fois.
Falcon Lake creuse cette modeste et superbe quête, à travers un amour de vacances entre un jeune garçon de presque 14 ans et une fille de 16, réunis par leurs familles respectives dans un bungalow au bord d’un lac canadien. Concentré initiatique, ce moment hors du temps proposera autant de passerelles vers l’âge des grands à un individu qui découvrira la fête, le désir et la jalousie, non sans les maladresses et malentendus propres à son âge.


La grande force du premier film de Charlotte Le Bon consiste à adopter plein cadre la posture inconfortable de Bastien, spectateur passif tentant de maintenir la pose de l’adolescent sûr de lui, et canalisant de toutes ses forces ses tempêtes intérieures. Regard fuyant, phrases lapidaires, immobilisme : tout, dans l’extraordinaire jeu du jeune Joseph Engel, dit, par les silences et la posture, cet état contradictoire où les élans du cœur et du corps se voient muselés par la gêne et l’effroi. Face à lui, Chloé joue, tance, et laisse progressivement tomber le masque : la jeune fille fascinée par la mort et les légendes surnaturelles tout à fait propices à ce décor sylvestre a elle aussi tout d’une apparition, un rêve inaccessible qui prendrait chair, à la faveur d’instants sublimes où la naissance du désir et la découverte de l’érotisme s’épanchent avec une rare délicatesse : une baignade voyeuriste, une baignoire partagée, des corps qui se dévoilent furtivement constellent ainsi un parcours hésitant, dans lequel se cristallisent les fulgurances inoubliables de l’adolescence.


L’atmosphère horrifique et l’obsession de la thématique des fantômes vient progressivement tisser des écheveaux obscurs dans la parenthèse enchantée : parce que le fantasme et le cauchemar ne sont jamais éloignés, et que les adolescents évoluent dans un espace parallèle, qui n’appartient qu’à eux. Le monde des adultes, au second plan, n’a pas conscience de ce qui se joue, et le décor lui-même, à de multiples reprises, semble dévorer le couple qui surgit de l’obscurité ou y retourne, avant d’aller se perdre dans les eaux noires d’un lac fascinant par ses émotions taiseuses.


On se doute bien des évolutions possibles du récit, et du statut potentiellement spectral de l’une ou l’autre. L’évolution du récit, qui voit se concrétiser la noyade de Bastien, semble rejouer un événement ultérieur, qui pourrait questionner son existence depuis le début, et qui initie un nouveau rapport possible avec Chloé, peut-être capable de percevoir sa présence immatérielle. Mais l’essentiel est ailleurs : en défiant les limites de leur âge, en s’arrachant à l’enfance par l’élan du désir et le regard sans entraves sur l’autre, Chloé et Bastien ont vécu ces fulgurances universelles qui les nourriront pour toujours, par-delà l’espace, le temps et même la vie de l’autre.

Sergent_Pepper
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le 19 déc. 2022

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Sergent_Pepper

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