Dans l’histoire du septième art, la télévision a surtout été présentée comme la rivale dévoratrice, qui vide les salles et tue les auteurs. Quelques exceptions révèlent au contraire comment ces derniers ont pu se couler dans son format pour y exprimer toute l’étendue de leur talent. La série est ainsi devenue le laboratoire de fictions au long cours, qui, à l’instar de Twin Peaks, méritent amplement leur place au panthéon des œuvres cinématographiques.
Bergman s’est déjà essayé avec bonheur à la série dans Scènes de la vie conjugale : le pays entier a vibré, et l’international a eu droit à sa version condensée exploitable dans les salles. Il en sera de même avec Fanny et Alexandre, dont la version intégrale d’une durée de 5h20 est absolument à privilégier, la réduite n’étant pour son auteur qu’un ersatz mutilé de son œuvre.
Lorsqu’un visionnaire de la trempe de Bergman dispose d’une telle durée, le résultat est exceptionnel. La longue première séquence pose à l’échelle réduite (une maison de poupée, et le mobilier en forme de cabinet de curiosité d’une vaste demeure), sous le regard d’un enfant, le monde profus qui s’offrira au spectateur : l’esthétique est superbe, les couleurs chatoyantes, l’immersion dans ce monde du début du XXème totale.
La soirée de Noël qui suivra donnera l’ampleur nécessaire à toutes ces impulsions. D’une longueur démesurée, elle rappelle ces morceaux de bravoure des chefs d’œuvres du cinéma : le bal dans Le Guépard, La Porte du Paradis ou la noce dans Voyage au bout de l’enfer : un film à l’intérieur du film, un monde en soi dans lequel une galerie profuse de personnages va être exposée : dans toutes leurs contradictions, dans une célébration de la vie presque fellinienne, du scatologique au grivois, en passant par l’enfance et l’amour le plus essentiel de deux parents. La famille Ekdahl est l’humanité dans toute sa diversité, et Bergman les filme avec une empathie, voire une tendresse qu’on ne lui avait pas connues jusqu’alors.
La scène et les décors sont bâtis ; restent à y insuffler le romanesque. Rien de plus facile : la famille doit une partie de sa singularité au monde du théâtre, et c’est par lui que l’histoire va prendre un tournant décisif : la mort du père, et la tentation, pour son épouse, de vivre son deuil en se débarrassant de cet univers de masques : ce dieu, dit-elle, a mille visages, alors que l’évêque qui lui propose une seconde noce ne jure que par la vérité.
Le récit se scinde désormais en deux instances : cette partie de la famille, qui inclut les enfants Fanny et Alexandre, murée dans une austérité fanatique (« Le châtiment est là pour te faire aimer la vérité, explique le beau-père à Alexandre, qui tentait de colorer cette maison froide de sa mythomanie) et le reste de la vaste famille qui poursuit sa vie profuse, non exempte de rancœurs et d’inimitiés.
On pourra s’étonner d’une telle ambition narrative : le voyage dans le passé, les fastes de la reconstitution, la construction d’un être malfaisant dénué de toute ambivalence : l’ambiance est souvent proche du conte, totalement assumé par le cinéaste qui filme avant tout hauteur d’enfant. C’est la condition nécessaire à l’enchantement permanent qui surgit de cette œuvre : les portraits, le rapport à la vérité, les fantômes, la tendresse solidaire d’une famille dans des expéditions de sauvetage, le recours à l’illusion, voire la magie pour s’extraire de la rigueur d’une religion morbide : Fanny et Alexandre est une célébration de la résistance par la vie.
Les adultes gardent tous une part d’enfance : par une certaine immaturité sentimentale, par le monde dans lequel ils évoluent : les marionnettes, le théâtre, la comédie continue de la vie en collectivité où l’on mange, on boit et l’on s’amuse avec les domestiques, sous le regard tendre d’une matriarche qui contemple la scène avec bienveillance.
Les fantômes subsistent, les obscures élans de l’homme ne s’évanouissent jamais tout à fait. Il ne faut pas oublier que le récit s’achève à l’aube d’une guerre mondiale, et que le monde ne sera plus jamais le même. Mais en matière de regard frontal sur l’horreur humaine, Bergman a déjà donné.
Dans ses notes préparatoires, il écrivait à propos de ce film : « Je veux enfin donner forme à la joie que je porte malgré tout en moi et à laquelle je donne si rarement et si faiblement vie dans mon travail. Pouvoir décrire la force d’agir, la vitalité, la gentillesse. Pour une fois, ce ne serait pas si mal. »
Fanny et Alexandre est d’autant plus un chef d’œuvre qu’il ajoute aux amateurs du cinéaste l’inédit baume au cœur d’un soulagement : la récompense, enfin, d’un sourire.