Il y eut une époque où les vidéo-clubs régnaient. Leurs façades bardées de grandes lettres jaunes et d’affichettes improbables. Ces allées où l’unique lumière jaillissait droit des spots, ces moquettes râpeuses, cette odeur de plastique et de poussière émanant des boîtiers VHS ; cela dit se faisant moins prégnante pour les DVD, un peu plus tard. Il y avait ceux qui cherchaient un actioner rapidos, la jaquette avec des gars qui bombaient les pecs sur fond rouge (les malheureux ne pouvaient alors imaginer, même dans leurs rêves les plus délirants, l’existence des années plus tard de "The Expendables"). Ceux qui traquaient d’obscurs films d’horreur italiens qui promettaient des scènes gores outrancières et en surnombre (pour au final se retrouver avec un nanar où deux masques en plastiques tournaient sur l’ensemble des figurants, maculés d’une vague pâte rougeâtre). Et aussi ceux qui guettaient le chef d’œuvre d’Eustache qu’on ne diffusait guère à la télé (ils avaient toujours un air très sérieux, relevant leurs lunettes pour plisser les yeux devant les rayonnages). Bref, dans ce contexte poétique, si d’aventure on était tombé sur la jaquette de "Fatal Games" (voir l’affiche plus haut) on aurait au mieux souri d’un air goguenard, et on aurait fui. Il y avait beaucoup de jaquettes genre "Fatal Games" dans les vidéo-clubs. Il suffit de la contempler quelques secondes, et c’est un monde qui renaît. Probablement, elle aurait été située dans le rayon ACTION (après tout, Christian Slater brandit un pistolet), mais un vendeur consciencieux aurait penché pour le rayon COMEDIE ROMANTIQUE. Aucun souvenir de l’existence d’un rayon TEEN MOVIE.
Infâmes préjugés. "Fatal Games" : il y a là une finesse dans la traduction française du titre original (à savoir "Heathers") qui relève d’un génie du sabotage. Remarquez, l’élève pourrait encore apprendre du maître : au Canada, ce fut "Série noire au campus". Les spectateurs devaient en trembler d’envie.
Néanmoins, pour en arriver à la partie tromperie-sur-la-marchandise, "Fatal Games", ou plutôt "Heathers", est une réelle surprise. Un teen-movie totalement nihiliste. Déstructuré.
Ce qui frappe, c’est la qualité de son écriture, enfin surtout la qualité des dialogues et de l'imagination qui régit ce petit monde. On ne se trouve pas dans une parodie de teen movie. Ici, on ne grossit pas les traits, mais on injecte une vision cruelle et délirante, pervertissant les canons du genre pour les exploser vers l’absurde, le loufoque. La scène d’exposition à la cafétéria est très réjouissante à ce titre. En quelques minutes, l’esthétique eighties est poussée au max, les répliques acides, au bord du trash, jaillissent, la ronde des personnages (dominants-dominés, débiles, blasés, martyrisés) s’installe. Se dégage une touche hyper singulière, le graal qu’on guette dans les genres les plus balisés.
"Heathers" ne laisse aucune place à la vraisemblance ; c'est finalement sa limite. C’est un jeu de massacre, où l'on recrée une jeunesse poussée aux extrêmes d'une société américaine obnubilée par l'apparence, la popularité, le luxe et la jouissance. Le lycée n'y est pas le sanctuaire, à la fois de l'innocence et de la transgression, comme il peut l'être chez John Hugues. Il est l'enclos du désenchantement, première étape de l'âge adulte. Première rencontre avec la mise à distance, le détachement requis pour l'entrée dans la société. On y assiste à une épidémie de suicides accueillie avec bonhomie, à des parties de cricket anarchiques, des attentats terroristes, des collations de pâté. Le film est truffé de détails hilarants qu'il convient de garder intacts. Et derrière ces truculences, il y a ce regard à deux doigts du désespoir, qui se dissimule plutôt bien derrière des idées folles et jouissives.
Blindé de qualités, "Heathers" n'en a pas une, celle qui aurait pu lui gagner le titre de pépite oubliée. Il lui manque un scénario digne de ce nom, une véritable structure dont la progression éveillerait toujours plus l'attention. En l'occurrence, le film se délite peu à peu sous nos yeux. Le contrecoup de son refus du vraisemblable. Peut-être est-ce toujours le cas des films qui ne se soucient guère de leur tenue, mais sont propulsés par leur seul appétit de transgression.
Car "Heathers" a en contrepartie une qualité oh combien plus rare. C'est un film qui ne verrait jamais le jour aujourd'hui. Aucun studio ne le voudrait. C'est un film qui fout tout en l'air, en gardant une certaine élégance. C'est un film né des années 80 et qui le fait voir à chaque plan. Le fait qu'on puisse aussi puissamment le dater (synthétiseurs à tous les étages, chevelures bouffantes et tailleurs bigarrés) est loin de le ringardiser. Il montre surtout qu'à une époque, avec ses codes et son esthétique, on était encore capable d'imaginer des choses pour vous secouer et vous sortir de votre léthargie.