Texte originellement publié le 05/06/2017 sur ScreenMania :
https://www.screenmania.fr/film-critique/faute-damour-andrei-zviaguintsev-2017/
L’Europe de l’Est aura une fois de plus ébahi la compétition avec toute la rigueur resplendissante de sa cinématographie, qu’il s’agisse des films de Kornél Mundruczó, de Sergeï Loznitsa ou ici d’Andreï Zviaguintsev. Faute d’amour pousse néanmoins plus loin avec la force dramatique de son histoire, variante d’un film de kidnapping où cette fois-ci, les parents sont égoïstes et irresponsables. Enquête macabre mais aussi charge indirecte relativement acerbe sur la petite bourgeoisie, Faute d’amour multiplie ses identités pour se révéler extrêmement prenant et abouti.
Andreï Zviaguintsev a beau mettre – sciemment – du temps à démarrer son histoire, il entame son métrage par une image hantant absolument tout le métrage : un couple de parents en pleine séparation se dispute violemment, rejetant chacun la garde de leur enfant, Aliocha (Matvey Novikov, épatant). Au détour d’une porte, celui-ci écoute, totalement effondré. Faute d’amour aurait pu se dérouler depuis son point de vue, mais Zviaguintsev finit par refuser l’emphase dramaturgique avec le bambin, ce qui génère une frustration absolument fascinante : pris d’un élan de compassion, voire de pitié, après la scène de la dispute, il faut alors supporter sa disparition et avoir comme calvaire l’inefficacité de ses parents. Évidemment, les instincts maternels et paternels existent toujours, mais sont ici contrariés par le sentiment de rejet que chacun a éprouvé pour son enfant, d’autant que les deux ont entamé une nouvelle vie. Il faut imaginer un Prisoners russe, partageant cette ambiance rigoureuse et froide, mais où le personnage de Hugh Jackman ne serait plus un moteur, mais un suiveur faiblard de sa propre intrigue.
L’enquête de Faute d’amour pourrait ramer dans les sempiternelles considérations sur l’inefficacité du service public ou le désintéressement d’une police corrompue, mais justement, Zviaguintsev surprend : il y injecte une forme de bonne volonté, d’espoir, qui rend d’autant plus sinistre le contraste entre les deux parents. Bien que le drame finisse éventuellement par les rattraper – une scène en particulier confronte violemment les émotions des deux – il y a toujours cette impression qu’ils sont des étrangers du récit, davantage étrangers que le spectateur lui-même, qui lui, a vu le pauvre gamin au début. Le constat est amer, mais la détestation des personnages n’est pas non plus sans fondement : ils représentent la néo-Russie de Poutine qu’abhorre le réalisateur, autant que cela le fascine, puisqu’il en fait aussi, par ailleurs, une étude sociale saisissante.
Peut-être pas toujours subtile dans ses invectives cinématographiques (les inserts sur les téléphones portable) Zviaguintsev compense allègrement par l’élégance et le savoir-faire clinique de sa mise en scène couplé à la photographie brumeuse de Mikhail Krichman. Chaque travelling arrive à être mesuré intelligemment de sorte que le formalisme soit élégant, parfois pas loin d’être transcendant (quelques plans sont véritablement à tomber par terre) mais jamais dans une attitude maniériste qui se contenterait de faire du m’as-tu-vu. Lors d’une courte scène d’interrogatoire d’un camarade de l’enfant disparu, dans une classe, on apprend que celui-ci est peut-être dans la forêt. Les protagonistes s’en vont, la caméra poursuit sur l’institutrice qui reste, vaque de nouveau à ses occupations, nettoie le tableau… avant de panoter doucement vers la fenêtre et le blizzard qui sévit dehors. Nous ne sommes à ce moment-là plus avec les personnages, et pourtant nous n’avons jamais quitté l’enquête ni même l’atmosphère du film, c’est là tout le tour de force de Faute d’amour : ces nuances dans la distanciation qui nous font être volontairement égarés dans l’intrigue quelque part entre un point A et un point B. Le A étant l’enfant passé on-ne-sait-trop où. Le B étant les parents, eux aussi, en somme, passés on-ne-sait-trop où.