On peut voir ce film comme un conte moral et considérer qu’il décline sur un mode universaliste les périls de l’absence d’amour : ça se passe aujourd’hui à Moscou, mais ça aurait pu se passer n’importe où ailleurs et n’importe quand. Dans cette perspective, l’exercice s’avère d’une efficacité redoutable qui nourrit le drame jusqu’à un dénouement sans espoir. Ce point de vue n’est tout de même pas très folichon. Et puis, on peut sortir de la séance beaucoup moins affligé en se disant que l’histoire se passe en Russie, pas chez nous. Il suffirait de contextualiser. La Russie postcommuniste aurait donné naissance à une classe moyenne composée d’individus égoïstes imperméables à toute forme d’empathie. Le problème avec cette lecture c’est qu’autant la charge contre les tares du cadre politique de la société russe contemporaine était clairement orientée dans le film « Léviathan » du même réalisateur, autant les institutions sont à peine effleurées ici : il ne faut pas compter sur la police mais le flic n’est ni antipathique ni corrompu et le patron du père est certes un orthodoxe sourcilleux sur le statut marital de son personnel, mais un divorce peut se camoufler. Le malaise et le dysfonctionnement repose dès lors sur les seuls individus. Andrey Zvyagintsev s’attache tellement à gommer toute couleur locale (à l’exception peut-être de l’excursion à la campagne chez la terrible grand’mère), que l’explication culturaliste a du mal à s’imposer. Cette incertitude du regard n’enlève aucun intérêt au film. Elle en fait un objet étrange qui place la noirceur des sentiments et la froideur des cœurs dans une sorte d’apesanteur, suggérant par des images de la nature ou de ruines ce qui n’est ni montré ni dit, pour aboutir à un dénouement elliptique.