Un enfant caché dans le noir, les larmes ruisselant sur ses joues, la bouche béante, pétrifié par la dispute violente de ses parents et qui tente d’étouffer son cri de désespoir… Voilà une image incroyable, déchirante et qui remue les tripes. C’est sincèrement le souvenir le plus fort que j’ai de "Faute d’amour".
En dehors donc de cette introduction violente qui pose les enjeux avec intensité, quelque chose semble rapidement se dégager de l’atmosphère du film. Une enveloppe mystique semble de poser délicatement comme un voile dans le paysage désolé de la Russie. Zones urbaines désaffectées, arbres morts, lumières étincelantes de la ville qui contraste avec la neige vaporeuse… Les partis-pris esthétiques fascinent, symbolisant une beauté, une vie qui semble prisonnière du temps et des meurtrissures passées du pays. On pense fortement à « Stalker » d’Andrei Tarkovski. Cela contraste clairement avec la brutalité psychologique de l’histoire. Ce décalage va au-delà d’un simple soin académique, il livre l’idée d’une humanité qui errerait comme un fantôme, à l’image de ces protagonistes écrasés par leur égoïsme et leur manque d’ouverture vers l’autre.
« Il est impossible de vivre sans amour ». Cette phrase prononcée par Genia est d’un cynisme absurde et pathétique. Le film porte très bien son titre car il résume parfaitement le cœur du récit. Des êtres s’accrochent à un quotidien factice, sans passion malgré leurs tentatives d’une vie meilleure. Entre Boris qui ne sait pas s’occuper de sa famille et Genia qui ne s’intéresse à rien d’autre qu’à sa personne, le combat pour retrouver Aliocha semble perdu d’avance. Alors que d’autres films injecteraient une recherche de rédemption, d’apaisement ou de réconciliation, Zvyagintsev choisit plutôt l’entêtement vers l’aveuglement, la stupidité avec une conviction qui frôle le nihilisme. C’est une misère sociale, inconsolable, corrompue par une société s’acclimatant de l’exploitation du malheur. Si le fond politique n’est jamais écarté (le conflit ukrainien est parfois cité), le cinéaste dresse l’Humain contre l’Humain dans un monde où l’enfant est écarté, oublié, abandonné.
Doit-on y voir de la complaisance dans tout cela ? Une forme d’opportunisme ou de moralisme puéril dans ce qui semble être un étalage de tristesse ? Négatif ! D’abord parce que l’écriture est rigoureuse dans l’évolution des personnages et de la recherche d’Aliocha. Si l’Humanité semble asphyxiée, elle est pourtant bien là, cachée mais jamais complétement éteinte. Boris et Genia sont finalement plus des victimes que de réels bourreaux sur leur sort (les séquences avec leurs amoureux ou de la mère de Genia approfondissent des individus que l’on aurait condamnés immédiatement). Plus un dénouement possible se dessine, plus la conscience se déverrouille et le mal-être de ces parents pourraient enfin rejoindre celui de leur fils. Quelque chose de mort en eux pourrait être encore en vie. Aliocha est la lumière de ce cheminement.
Le style évolue également même s’il ne s’emballe jamais. Si Zvyagintsev ne veut pas jouer avec un certain suspense, il préfère au contraire plonger les derniers instants du récit dans la contemplation, raréfiant même les dialogues. Un choix qui pourrait avoir un goût de facilité mais encore une fois la maîtrise de la mise en scène et le choix d’images marquantes font la différence. Oui l’Humanité semble encore présente mais les individus ne semblent plus la reconnaître et surtout ne savent plus comment l’exercer. Les bénévoles cherchant Aliocha dans la nuit profonde et les endroits reculés donnent l’impression d’être des silhouettes elles-mêmes écrasées par leur propre environnement. A la fois beau, triste et mystérieux, le regard de Zvyagintsev ne lâche pas l’attention du spectateur et le laisse face à un plan final interrogateur : Genia courant lascivement sur son tapis de course, s’arrêtant et regardant la caméra. Que veut-elle ? Que cherche-t-elle ? (Je précise que je ne spoile rien en écrivant ceci).
Effectivement, « Faute d’amour » est un film dur mais qui saura marquer d’une façon juste et pertinente. Malgré son prix et les très bonnes critiques professionnelles, je trouve qu’il passe un peu inaperçu. Dommage car c’est un grand film qui nous met face à nos propres interrogations existentielles, nos propres angoisses et inquiétudes pour le futur. Zvyagintsev ne cherche pas à retourner le couteau dans la plaie, juste à prévenir que si l’Humanité ne semble parfois plus en nous, elle reste innée à notre existence et dans la nature qui nous entoure. L’enfant perdue dans un sens, c’est nous. D’une beauté hypnotique et d’une émotion palpable, « Faute d’amour » doit être vu.