l’éclosion d'une œuvre, et la naissance d’un génie
Comme dirait notre regretté président de la république, « On va pas s’mentir, on va s’dire les choses » : Fear and Desire n’est pas un bon film. Un Kubrick, mais pas un bon film. Mal fait, mal monté, avec des dialogues pas terribles du tout et une mise en scène à l’arrache.
Et si on veut vraiment regarder les choses en face, Le Baiser du Tueur n’est pas un très grand film non plus. Kubrick ne devient un cinéaste qu’à partir de l’Ultime Razzia, et un génie, seulement à partir de 2001.
Pourtant, il faut aller voir Peur et Désir. D’abord parce que c’est une chance exceptionnelle qui vous est donné, cinéphile, de voir enfin ce film en salle. Kubrick l’avait violemment renié, avait essayé de détruire les copies existantes, ce qui est déjà en soi révélateur d’un étrange goût pour la perfection…
En fait le film ressemble à un film de fin d’études, avec quelques fulgurances arty (les scènes de combat stylisées, le montage des voix dans la forêt…), mais la plupart du temps, Kubrick enchaîne les erreurs de montage, de cadrage, et clairement, les acteurs ne sont pas dirigés.
Pourtant, toute l’œuvre de Kubrick est déjà là, en devenir. A travers une histoire très basique : un soldat, un caporal, un sergent, un officier, survivants du crash de leur avion. Mais ils sont en territoire ennemi. Comment retourner derrières leur lignes ? Leur officier, un beau gosse arrogant et sûr de lui (futur modèle du supérieur, à Stars and Stripes, de Mathew Modine dans Full Metal Jacket) a un plan beau comme une ligne droite : on construit un radeau et on se laisse filer sur la rivière. Le sergent n’aime pas le plan du lieutenant, et il n’aime pas le lieutenant tout court. Il n’est que haine des officiers. Le caporal se tait, et le jeune soldat, idéaliste, est en panique, bouc émissaire rêvé des trois autres.
Les structures sociales, si chères à Kubrick, sont en place ; le peuple, la caste dominante, la violence obligatoire : « on ne va pas faire la révolution maintenant ! », dit le lieutenant. Quoique.
Arrivés à une maison, ils tuent deux soldats à la baïonnette pour s’emparer de leur nourriture ; évidemment, ce sont les soldats, et pas l’officier qui se charge de la sale besogne. Cette scène est la seule véritable occasion de mise en scène : Kubrick filme seulement les mains des victimes, leurs pieds dans un bol de porridge, leur visage, et pas la violence de l’assaut. Néanmoins, l’effet reste saisissant.
Une fois rassasiés, les soldats repartent et tombent sur une femme, évidemment objet de leur convoitise. Laissée seule avec le jeune soldat, il commence à la caresser, elle simule le plaisir, et en profite pour s’enfuir. Il la tue, devient fou et disparaît. Dans cette scène, et dans d’autres de Peur et Désir, apparaissent pour la première fois les Masques, chers à Kubrick. C’est à dire le visage humain utilisé comme un masque grec, chargé des expressions les plus élémentaires : la folie (Peter Sellers dans Dr Folamour, Nicholson dans Shining), la convoitise, la peur, la bêtise crasse.
Entre-temps, le sergent a réussi à convaincre le lieutenant d’aller assassiner le général ennemi. Là aussi, thème Kubrickien par excellence : la pulsion de mort, la violence, que l’on habille des habits de la raison (tuer un officier, acte de bravoure ou vengeance sociale ?). Ou que l’on détourne à des fins étatiques (Orange Mécanique).
Quant à la femme, (jouée par la première Madame Kubrick, très belle), elle est toute emplie d’ambiguïté : terrorisée, objet sexuel promis à la convoitise des soldats (comme la deuxième madame Kubrick dans Les Sentiers de la Gloire)
Le final se termine façon Apocalypse Now, (toutes proportions gardées). Deux soldats sur un radeau remontent le fleuve, dans la brume, comme perdus, pour toujours, dans la folie de la guerre.
Reste l’étrange sentiment d’assister à l’éclosion d'une œuvre, et la naissance d’un génie.