"there's nothing you could say that I haven't heard"

Un tourbillon de femmes - plutôt effrayant les cinq premières minutes, il faut bien l'admettre.


Tout dans ce film peut sembler superficiel, ridicule, excessif, bruyant. Ne serait-il pas finalement question que de robes, de paillettes, de jalousie ? de vernis-à-ongles et de parfums hors de prix ? Après tout, si c'est un film qui réunit toutes les actrices hollywoodiennes de l'époque, c'est aussi un film fait par des hommes. On parle même de la rivalité entre les deux actrices principales au moment du tournage (cf. la merveilleuse page wiki du film)...


"The Women : it's all about men !"


Non, pourtant, ne vous fiez ni au titre, ni au sous-titre, ni à l'affiche (celle avec crêpage de chignons).
Il n'est pas question ici de femmes se battant pour des hommes, il est question d'une femme se battant pour elle-même, et qui plus est, n'est pas au milieu d'hommes, mais au milieu d'autres femmes, ce qui n'est pas banal.
Et il y a quelque chose de résolument féministe, de paradoxalement féministe dans cette représentation à l'excès de la "féminité" (et non de la "féminité" comme excès), d'une féminité qui prend toute la place, d'une féminité au pluriel.


Car l'exploit de filmer autant de femmes, aucun homme, suppose celui de s'abstenir de filmer les endroits où les hommes sont généralement présents. Et ces lieux dont on se prive ne sont rien d'autres que les lieux habituels, centraux, les espaces publics. Ne filmer que des femmes revient à filmer les coulisses de la société (tout du moins dans cette société hein). Mais ce qui est en marge devient du même coup au centre, ce qui est en marge de cette marge devient visible. Et le film devient celui de la coulisse, du corridor, du couloir, de cette arrière-boutique du monde. Là, où, finalement, le cinéma ne va pas si souvent.


Mais il s'agit du même coup d'explorer les coulisses de la féminité.


On pourrait dire qu'il s'agit de "l'intime", du "privé" mais parler des coulisses est plus proche de cette déambulation dans cet espace normalement invisible, celui de l'impropre, de ces excercices d'assouplissement improbables dans le centre de beauté, des bains de boue, de cabines d'essayage, du dédain des esthéticiennes sans pitié. Les innombrables scènes de téléphone, elles aussi, ont lieu dans des couloirs. La salle de bain elle-même se transforme en lieu de passage, depuis lequel on téléphone, etc.


Et ces coulisses se redoublent en devenant aussi celles où s'activent les domestiques. Les femmes représentées sont blanches, riches ou le devenant et belles - oui, cette limite là il faut bien la reconnaitre - il y a toutefois une petite place faite pour les servantes, les vendeuses, les subalternes. Ces coulisses qui se croisent et se complexifient participent alors grandement au charme si particulier du film. La scène de narration de la dispute conjugale par l'employée (jouant à la fois l'actrice et la maitresse de maison) est aussi drôle que touchante. Parce que c'est comme si dans ces couloirs, c'est la circulation elle-même des corps et des discours qui devenait centrale.


Parce que la coulisse du monde où se déroule le film est le lieu de la prolifération des discours. Là encore, ça pourrait sembler problématique tant leur omniprésence entretient les préjugés de bavardages, de commérages, des gossip, de ce parler pour ne rien dire tant associer à communication typiquement féminine. Mais là le "small talk" devient grand, cette marge du langage éclate au centre du film, dans toute sa singularité et son importance. C'est un film sur la rumeur qui visite la saturation des discours par eux-mêmes, leur force et leur inanité. Car l'héroïne laisse merveilleusement les discours contradictoires qu'elle reçoit se fracasser les uns sur les autres, n'écoutant finalement qu'elle-même. Et il n'y a pas d'autres discours, qui serait pour le coup masculin, en contre-point. Les hommes brillent par leur absence et donc par leur silence. Les seules paroles rapportés sont celles du bien-trop-aimé Stephen, de la note laissée : un "what can I say ?" magistral, laissé avec les fleurs. Ses paroles, économiques, minimales, portent sur la parole même !
C'est un film sur la rumeur, de cette parole si particulière qui s'empare des interstices du discours, des malentendus et qui vient combler les vides et les silences. Ces coulisses du monde sont ceux de la circulation des "on dit", et forme en retour tout un monde ou se commente le premier, mais qui n'en produit pas moins, en même temps la trame. Là, encore, le superflu apparait dans toute son essentialité, la parole est enfin donné à ce type-là de discours, qui du même coup perd son insignifiance et sa petitesse.


Mais une nouvelle fois, on pourrait penser qu'il s'agit d'une caricature. Car on voit bien que si les femmes ne posent plus dans ce nouvel espace (comme femme justement, comme mère, épouse ou maitresse parfaites), elles s'agitent. Cette agitation est un peu réductrice, non ?


Non, car intervient le charme remarquable de Mary Haines, aussi sérieuse peut-elle paraitre à première vue. Car c'est sans compter l'incroyable Norma Shearer - dont on regrette au passage la maigre filmo - donnant vie au non moins incroyable personnage !


Car au milieu de l'agitation, elle, agit.


Alors oui, elle renoue avec certains personnages de riches. Elle rappelle l'enfant gâtée des comédies des années 30. Elle nous annonce l'exaspérante femme au foyer d'après guerre. Mais elle est surtout et avant tout un personnage qui doute, qui assume tant bien que mal ses choix, sans renoncer à ses principes ni à sa fierté. Elle n'est ni la jeune beauté écervelée, ni la splendide femme fatale assurée. Alors certes, il y a une "galerie de portraits féminins" mais rien que pour son héroine, ce film ne cède en rien à la facilité. Son courage et ses désillusions donne une épaisseur à un personnage étonnamment fort et vulnérable à la fois. Parce qu'avec elle, le film prend une autre dimension et devient un film sur la rumeur autant qu'un film sur le doute, un doute qui est nourri, traversé de bout en bout jusqu'à la fin.
"Mother, it's all right for you to talk of another generation, when women were chattels, and they did as men told them to. But This is Today." Le plaidoyer de cette scène avec sa mère est remarquable. Parce que c'est écrit en 1939. Parce qu'avec sa détermination, sa souffrance, sa vivacité et ses amples mouvements en pantalon, Mary Haines a plus de personnalité que beaucoup de personnages féminins qu'on ose encore nous servir en 2017.


Ce film est rempli de femmes merveilleuses, dans des robes merveilleuses, avec des coupes de cheveux merveilleuses. La scène du défilé de mode en couleurs est surprenant par sa gratuité, par l'émerveillement un peu lourd qu'elle cherche à susciter. Mais c'est un grand film, un film de couloirs et de rumeurs, de coulisses et de bavardages, mais qui prend le temps de montrer toute la grandeur et la beauté de ce qui peut paraitre insignifiant.

lebo
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le 20 nov. 2017

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