Calme
Avec ce film je découvre le cinéma de Kelly Reichardt et je dois dire que j'ai tout de suite été envoûté par ce qui sera, pour moi, l'élément marquant du film : son calme. On a un western sans bruit...
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le 16 janv. 2021
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Lors d’une interview diffusée sur A2 en 1977, Ferro déclare : « les historiens ont mis du temps à reconnaître qu’un roman de Balzac nous apprenait plus de choses sur la société du XIXème siècle que des statistiques, des règlements administratifs ou des discours d’hommes politiques. Il se passe un peu la même chose avec le film. ». Dans son ouvrage "L’histoire-caméra" (2008), Antoine de Baecque émet l’idée d'une « forme cinématographique de l’histoire ». Le cinéma trouve, en effet, dans ses figures et ses procédés narratifs (flashback, gros plans, montage, etc.) des moyens d’écrire l’histoire et les effets induits sur le spectateur peuvent prendre la forme d’une prise de conscience forte, de réminiscences, d’émotions refoulées tout à coup résurgentes. Ils permettent à certains faits oubliés ou méconnus de l’histoire de trouver un chemin vers le public. Il est bien entendu difficile (mais non insurmontable) pour un cinéaste de reconstituer un événement passé de manière fidèle, mais l’on pourrait alors invoquer le paradoxe du « mentir vrai » .
Un film comme First Cow, à mi-chemin entre la fiction (histoire d’une amitié entre un cuisinier et un asiatique au cœur de l’Oregon du XIXème) et la reconstitution historique quasi parfaite, des vêtements jusqu’à la représentation des événements officiels (première vache arrivée en Amérique, immigrés du rêve américain, peuplades amérindiennes, images d’archives) qui gravitent autour (et où donc la frontière entre ce qui fut vrai et ce qui ne le fut pas est extrêmement fine), « ment vrai » car ce n'est ni plus ni moins la naissance du capitalisme qu’il raconte au travers d’une histoire (inventée, et par ailleurs tirée d’un roman) simple dans sa trame mais non moins remarquable sur le sujet. Le film ne sert plus seulement à embarquer le spectateur dans une réalité fictive ou imaginaire, mais à dénoncer tout un système économique basée sur la propriété privée et l’exploitation des travailleurs. Exactement ce qu’un ouvrage de référence comme "Une Histoire populaire des États-Unis" (H. Zinn, 1997), par exemple, se propose de faire.
En cultivant des méthodes différentes de celles, plus traditionnelles, de l’historien, le cinéaste peut arriver à un but similaire : éclaircir, lever le voile sur un pan de l’Histoire, rappeler ce qu’il s’est passé ou aurait très bien pu se passer à une époque donnée. Songeons au film "Elle s’appelait Sarah" (G. Paquet-Brenner, 2010), faisant croiser les vies d’une journaliste de l’époque contemporaine à celle d’une jeune fille, « Sarah », au plein cœur des événements de la rafle du Vel d’Hiv. Une histoire fictive imbriquée dans un événement historiquement avéré : l’histoire de Sarah aurait très bien pu être celle de n’importe quelle jeune fille de l’époque. La dimension fictive n’altère aucunement la réalité des faits, elle la renforce et lui donne une matière certainement plus palpable pour le public qu’une énumération de faits précédés de dates. Les ouvrages d’Histoire ont cela d’intéressant bien sûr qu’ils compilent une multitude de détails difficilement adaptables à l’écran (le support étant différent et n’étant pas soumis aux mêmes codes ni attentes), mais ils ne pénètrent peut-être pas la conscience avec un tranchant aussi effilé que celui des images. On peut dire que ces deux domaines se complètent mutuellement.
L’on entend souvent dire que l’historien (ou le journaliste, ou l’anthropologue, etc) a un devoir d’objectivité et de neutralité dans son travail. L’on comprend que le champ d’étude de tout scientifique exige la mise au ban de sa subjectivité, jugée ennemie de la vérité, ou dangereuse pour elle. Être neutre serait donc la condition pour être vrai... "Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère" (R. Allio, 1976) peut être un bon contre-exemple à cette assertion. « D'abord je suis peintre. Dans tous mes films j'ai revendiqué de me référer à cette lignée qui, dans le courant pictural français, est celui de la représentation des hommes et des femmes dans les lieux où ils vivent, où ils travaillent. » (Allio, Cinéma 75 n°215). À la fois neutre et subjectif (« neutre » parce qu’il reprend le plus fidèlement possible l’histoire et les données connues sur l’affaire Pierre Rivière, « subjectif » parce que la racontant du point de vue du protagoniste), ce film pourrait probablement servir de pont entre l’historien, ses réticences à l’idée d’englober l’objet film comme élément important, et ce que peut le cinéma pour cette discipline. Considérons un extrait du manuscrit de Pierre Rivière (mis en voix dans le film, volonté pour Allio de réinjecter l’archive brute par l’intermédiaire des dialogues et de la voix off) : « ce sont les femmes qui commandent à présent, ce beau siècle qui se dit siècle de lumière, cette nation qui semble avoir tant de goût pour la liberté et pour la gloire obéit aux femmes, les romains étaient bien mieux civilisés, les hurons […], ces peuples qu’on dit idiots, le sont même beaucoup mieux, jamais ils n’ont avili la force, ce sont toujours été les plus forts de corps qui ont toujours fait la loi chez eux. je pensais que ce serait une grande gloire pour moi d’avoir des pensées opposées à tous mes juges, de disputer contre le monde entier, je me représentais bonaparte en 1815. je me disais aussi : cet homme a fait périr des milliers de personnes pour satisfaire de vains caprices, il n’est donc pas juste que je laisse vivre une femme qui trouble la tranquillité et le bonheur de mon père. ». Ici est à peu près condensé toute la pensée de Rivière au moment où il entreprit de commettre son crime. Allio s’est servi de ce manuscrit, des rapports de police, et de tout ce dont on disposait sur l’affaire pour construire son film. On peut parler de travail sociologique, psychologique (en ce qu’il met en lumière l’importance de la construction d’un enfant sur la personne qu’il deviendra), voire d’historien, à supposer que l’histoire individuelle d’une ampleur toute relative (parce qu’à échelle nationale ou régionale) du fait divers puisse compter parmi les « faits d’histoire ». Mais il est aussi question de passer par l’art pour faire entendre les problématiques sociales, historiques et identitaires.
Par sa mise en scène, par son style narratif, un film peut provoquer de vives réactions sociales. D’après Kracauer, le cinéma peut s’apparenter à une « forme sociale » révélant un état psychologique voire physique de l’opinion, mais également à une « esthétique sociale » qui est un des moyens de connaissance de l’identité historique d’une société. Dans certains moments de crise, de traumatisme, de guerre, d’interrogation sur soi du moi collectif, la forme cinématographique apparaît comme l’un des meilleurs indices de la connaissance du social, car cette forme rend intelligible un certain état historique de la société. D’une part par l’espace de dialogue, où peut se déployer un débat d’opinion, une réception sociétale ou politique. Ce que révèle le film est alors, d’après Baecque, comme une empreinte « en creux » (parmi toutes les autres) de la société, laquelle s’y voit, s’y reconnaît parfois, mise en forme et révélée par l’esthétique.
Le linguistic turn est une démarche historienne qui considère que toute recherche historique doit nécessairement s’intéresser au langage ou au discours, qui deviennent donc objets d’étude. Cela se justifie épistémologiquement : étant donné qu’il travaille sur des textes, que la réalité qu’il analyse n’est accessible que par la médiation du langage, l’historien n’appréhende en fait que la représentation discursive de la réalité : le film peut également faire office de mode de connaissance au même titre que le discours, puisque lui aussi est un langage. « Je ne fais pas de recherche, j’apprends en regardant. Le tournage est la recherche. » Frederick Wiseman, interviewé par Isabelle Regnier, 10 mars 2011. Ce qui rejoint presque en substance ce que dit Ferro quand il dit que « le film devient un agent de l’Histoire, pour autant qu’il contribue à une prise de conscience. ». Cette prise de conscience n’est possible qu’en nous confrontant aux choses que nous ignorons ou connaissons peu. Le croisement des différentes sources et medium permet de constituer une base suffisamment solide et diversifiée pour se rapprocher le plus possible de « la vérité ».
Créée
le 19 févr. 2024
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