N’y-a-t-il rien de plus motivant que d’entendre résonner Les Chariots de Feu dans l’insoutenable attente de First Man ? Car dans cette accidentelle analogie, il est sans cesse question de marathon, de course à vive allure, sableuse ou spatiale, de grandes enjambées et de petit ou grand pas pour l’hominidé. Douglas Trumbull nous l’avait confié : dans l’espace, le voyage s’assimile à une « Silent Running ».


Physique, First Man le sera. Sans étoffe ni héros, sans embouteillage ni percutions, Damien Chazelle se lance ainsi à la conquête de nouveaux espaces, à la recherche d’une fragilité, humaine – toujours – au contact des étoiles de l’Histoire. Il en restitue une œuvre intimiste, de soupirs, de regards, de souvenirs et de heurts contrastés. Comme pour explorer chaque fêlure, chaque épisode désenchanté, derrière la surface mythifiée de l’Odyssée cosmique. Interstellaire, sans aucun doute.


L’ouverture en condense tout le propos : l’immersion au contact de l’intime, antithèse presque parfaite au prologue démesuré et enchanteur de son La La Land. Chazelle environne son spectateur, au moyen d’une action brute, sensorielle et psychologique. Les « attractions d’Eisenstein » sont en marche : impact maximal, le décompte est lancé. Les sons et vibrations guident notre immersion, et renforcent ce sentiment d’oppression : la tôle se froisse, les boulons frémissent, la tension s’accroche, l’incertitude gagne les esprits. Le vaisseau dans lequel s’isole le pilote en semble d’ailleurs réduit à une simple carcasse métallique, instable et chétive (de construction humaine en somme), évoluant entre silences et turbulences. Vibrer, au sens le plus brut du terme.


La caméra subjective, et l’encadrement constant des visages, contribuent à renforcer l’immersion. Nous sommes Neil. Lui est spectateur de sa propre vie. Tout se joue sur la déstabilisation du personnage et des spectateurs. La caméra tremble, panique, perd le contrôle et s’initie à la gravité. La légende voudrait même que Paul Greengrass ait tremblé à la vue de ces séquences pour le moins agitées. Chazelle n’oublie pas pour autant de lui donner une dimension opératique, posée et mélancolique. Comme pour renforcer le contraste, et le dilemme interne du personnage.


Des fusées aux salles de contrôles, des incendies du deuil aux intérieurs en apesanteur, First Man touche au sublime. Chazelle impose cette tension à instant T ; l’issue est certaine, mais elle se vit au présent, au cœur du passé. Toute l’esthétique « datée » tend ainsi à intensifier ce sentiment d’un réalisme archivé : entre le format 16mm et l’empreinte « Home Movies », First Man s’immortalise dans l’intime, et y instaure une certaine familiarité, suivant la démarche du sublime Jackie de Pablo Larraín. Un aspect presque documentaire, créant l’inévitable et évident rapprochement avec l’intense et passionnant For All Mankind, où la proximité humaine y était déjà favorisée, quitte à frôler l’abstraction pour mieux atteindre la sensation. Le travail sur la lumière contribue à dessiner les contours de l’humain et y appose une visibilité, un effleurement corporel, une invitation à l’Illumination.


La modestie s’élève dans un rapprochement, et traverse l’œuvre de l’humble Chazelle comme une comète dans le crépuscule des légendes. Il dépasse l’immensité lunaire pour se concentrer sur le pas (in)visible à sa surface. Dans l’intimité du cockpit, et l’instabilité de son environnement, First Man se dévoile à échelle humaine, en un visage casqué, en une perspective tranchée, tout en contrastes, du bruit au silence, de la limite atmosphérique à son infini, son au-delà. Une façon de nous rappeler que toute avancée suppose l’acceptation d’un risque ; celui de ne jamais revenir.


Usant de sur-cadrages (des hublots aux portes du foyer) et autres prises de vue étroites, Chazelle joue sur les ruptures, de tons et d’espaces, et confronte les plans, autour de cette intimité resserrée, et de l’enfermement émotionnel qui s’en dégage. Le temps se dilate. Dans ces éternels changements d’états, entre atmosphère et espace, entre ombres et lumières, la mort plane, l’absence aussi. Une œuvre se posant en confrontation de l’Homme avec sa mission, et ses tourments. Il est le portrait d’un Homme poursuivi par la Mort. Son sceau dans l’inconnu est scellé. Neil est cette personne qui se confond dans de multiples reflets. Un être miroir : la légende est intacte, l’homme est brisé.


Pertes après pertes, de blessures en collisions, First Man ne cherche jamais à exacerber patriotisme et sensationnalisme : un choix honorable qui lui a d’ailleurs valu de vives critiques et polémiques aux USA, notamment vis-à-vis de l’absence d’une certaine bannière étoilée. Et oui, ni explosions à la Armageddon, ni de grandiloquence hollywoodienne, dans ce biopic où l’homme se cherche derrière le mythe. Contexte politique, guerre froide, bouleversements sociaux, changements sociétaux, figures de l’ombre, n’apparaissent par conséquent que par touches et nuances. Jamais les astronautes ne sont érigés au rang de demi-dieu ou de « géant », et sont constamment relégués à leur condition de mortels.


Ryan Gosling y apparaît intense de retenue, bouillonnant et en ébullition : froid, faussement passif, intériorisant les émotions, comme pour sauver les apparences et ne jamais dévoiler sa peine. Il s’immerge dans l’excès de sa mission, l’artifice de l’impossible pour en oublier le réel. Seule une larme s’échappera pour évacuer la douleur de la perte. Regard intense, Claire Foy en est le parfait contrepoint, expressive au possible, comme pour pousser son mari à la confession, à la parole. Un duo en parfaite alchimie, construit autour du deuil, de l’enfant à jamais perdu dans les astres, et cette difficulté de l’évoquer au sein du couple.


Comme un leitmotiv chez Chazelle d’explorer les relations contrariées, le sacrifice personnel, l’obsession de la réussite, la nécessité du choix et de l’engagement. Il a ce don de capter les ambitions inhérentes à l’American Dream, questionnant leur accomplissement, et le caractère tristement solitaire de ces rêves inaccomplis, brisés par des choix et dilemmes, et empêchant chaque personnage d’accéder à une plénitude totale, à devenir un être « complet ».


A chaque turbulence succède pourtant un instant suspendu, tels les reflets d’une Terre en échappée. Le calme après la tempête pour faire simple. City Of Stars y prend une toute autre ampleur : sa douce mélancolie s’est transmise aux étoiles et aux astres. L’immensité se fait poétique. Le ciel noir contraste. Le temps d’une rhapsodie lunaire, le spleen nous envahit, et le cœur le chante : une danse de salon, et La La Land s’invite, sa poésie s’envole, corps à corps, cœur contre cœur. Une mélodie à répétition, sublime, tel un motif pour panser les blessures. Puisque la musique est là pour effectuer les rapprochements, dans une navette ou en famille, entre un mari et sa femme, entre un père et ses enfants, entre des amis habités par un même rêve, et la même mission. Justin Hurwitz s’impose une nouvelle fois en maestro, et se permet références2001 et son ballet planant), envolées et décollages mélodieux.


Claire, propre, la lune s’offre à nous. Du silence, l’Image s’élargit. Elle se fige, s’intimise, jusqu’à ce que le regard dépasse ses limites, sa propre réalité et son propre entendement. Cette séquence lunaire, tournée en IMAX, agit ainsi comme un point de rupture entre l’intime et l’universel. La sensation de contraste s’intensifie, et épouse le ressenti d’un voyage vers l’inconnu, ponctué de cette tristesse lunaire, de poussière et de pénombre. L’étrangeté d’un impossible merveilleux en définitive, où se déposeraient toutes les déchirures et frustrations de l’homme à l’intérieur de la combinaison : l’astre se fait alors le mausolée d’une fille perdue. Un bracelet symbolique s’y dépose, comme pour y laisser une trace, une présence, un souvenir. Pour que chaque vie fauchée perdure dans l’éternité de l’Histoire, et s’abandonne au trou béant d’un autre monde, de silence, de repos et de paix. Pour qu’à chaque fois que la nuit tombe, la Lune rappelle son astronaute attristé.


First Man est une œuvre du reflet, en miroir, de l’intimité à la contemplation Malickienne d’un Tout, de l’infiniment plus grand à l’infiniment plus petit. Une question de perspective, sûrement. L’environnement y est à chaque fois exposé au travers d’un casque, cette frontière entre l’homme et le visible. Tout semble voué à la séparation. Ce que l’épilogue viendra confirmer, non sans une certaine cohérence filmographique. Des regards se croisent. Une vitre les sépare, le regard les unit. Et les mains s’enlacent, intouchables, dans une étreinte artificielle, détachée. La séparation est certaine. Comme un souvenir annihilé par la vitre de l’Histoire. Seulement, en suspension, la mélancolie résiste : celle d’un dernier contact, de mains ou de regards, pour peut-être ranimer l’étincelle, en un solo de batterie enflammé, en quelques notes de piano en medley, ou en un silence de retrouvailles étoilées.


Puisque First Man est une œuvre sur le désenchantement du rêve, l’instabilité, et la poésie qui en résulte : la Lune n’est pas un fantasme, elle est une mission, un objectif. George Bailey l’avait eu au lasso, Chazelle la décroche en un sublime concerto. Car après tout, un seul refrain demeure : « If you believed they put a man on the moon, man on the moon/ If you believe there's nothing up my sleeve, then nothing is cool. » La La Land nous avait mis des étoiles pleins les yeux, First Man en détaille la composition, et en explore chaque recoin, et faces cachées. Kubrick en a été l’étincelle (et peut-être même plus si l’on se prête au jeu du complotisme), Chazelle en est définitivement la flamme moderne. Premier contact en terrain inconnu, et sûrement pas le dernier. Prodigieux, on vous dit.


Critique à lire également sur Le Blog Du Cinéma

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le 17 oct. 2018

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