J’ai les yeux du Tatsuya Nakadai de Ran et l’impression d’entendre avec, c’est normal doc ? À cette question hallucinée du néo-parkinsonien qui écrit ces lignes cul par-dessus tête, Damien Chazelle répondrait sûrement : la normalité, c’est une Frontière. Une fois qu’on a jeté un œil au-delà (cf. tous ces plans où un horizon extraterrestre se projette sur le visage de Ryan Gosling, le coupant en deux au niveau des yeux), c’est comme une irrésistible aspiration (le rebond du prologue), et revenir en arrière se condamner à vivre en prison, une demi-vie de myope et quasi sourd.
Le sacrifice est là : on ne peut pas avoir une vie normale et être en même temps, corps et esprit, aspiré par l’Absolu. C’est tout bonnement inhumain. À moins - hypothèse - de tenir entre ses doigts comme au plus profond cratère de sa mémoire le fil d’Ariane le plus précieux entre tous. Celui qui relie l’intime et le géant, le mort et le vibrant, puis finalement un père et une mère. Sorte d’ombilical support d’une dramaturgie de la ligne funèbre et motif visuel qui, dans sa juste répétition (ni trop, ni pas assez), révèle un film « cinématographiquement pur », presque abstrait même.
Rumble in my bubble
First Man est-il un grand film ? Aucune idée et, disons-le franco, rien à secouer de cette question qui n’intéressera que les prétendus détenteurs du bon goût ! Est-il du grand cinéma alors, au sens de flux de sons et images raccordés les uns aux autres par une (audio)vision les transcendant en tout autre chose ? Hmm, là, faut avouer, répondre d’un catégorique oui est très tentant. Mais ce serait encore trop sentencieux. Quand le film de Damien Chazelle et ses fidèles collaborateurs (Tom Knox au montage, Justin Hurwitz à la musique et Linus Sandgren à la photo) est avant tout une proposition, dont on dispose ou non. Proposition de quoi ? De cinéma dans tout ce que cela peut avoir, dans certaines de ses plus passionnantes marges, de musical. Et de fait, c’est par là qu’on entend la « pureté cinématographique » de la chose. Dans sa capacité à tendre vers la synesthésie, horizon terminal du septième art pour quelques cinéphiles hardcore.
Vilain cliché vomi par celui qui sait vaguement d’où vient le nouveau wonder boy d’Hollywood, musicien « raté » reconverti au ciné tarte dans la tronche ? Non ! Rien d’aussi pré-pensé ici, mais juste cette intuition que tout dans First Man est à sa place, exactement au bon endroit au bon moment. Et ce, non seulement sur le plan rythmique, mais aussi en termes de tonalité et, plus que tout, d’intensité ! Le film comme une succession d’« audio-images », et cette succession d’audio-images comme une suite de notes, accords, fuites, rimes, emballements, décrochages, solos, retours au calme, crescendo une fois, crescendo deux fois, crescendo - incroyable ! - trois fois ! Et on en peut plus, les yeux humides, les jambes tremblantes. Alors le silence se fait, le rien l’emporte sur le bruit, le 16 mm claustro sur le 65 macro. Et à la transcendance succède le nirvana, comme aux coïts astraux ce travelling avant sur le territoire de la Mort. Voilà, en brut, façon débrief post-traumatique, l’expérience rare qu’aura été cette proposition pour quelques-uns.
Évidemment, d’autres parmi l’audience, plus terre-à-terre et moins éprouvés par ce quatrième long métrage du « kid », comme l’appelle l’admiratif Mel Gibson, répliqueront que : oui, bon, ok, c’est effectivement assez skotchant sur le coup. Mais bon, son Buzz Aldrin, au gamin, il est tout de même un p’tit peu caricatural, là. Et puis Ryan Gosling, [gros soupir de gros blasé], franchement, on commence à le connaître son numéro de l’autiste hypersensible à l’intérieur mais de marbre à l’extérieur. C’est un Tic Tac, le mec ? Et que dire du coup de la tumeur de la gamine - plus larmoyant, tu meurs -, du rapport vampirique du film au cinéma de Terrence Malick, de son côté redite par rapport à L’Etoffe des héros ou encore, last but not least, de ses emprunts à Interstellar (la scène d’arrimage entre autre). Enfin quoi, ça sent quand même un peu beaucoup le réchauffé à Oscars tout ça, sans parler de l’écriture franchement faiblarde des personnages secondaires...
Moonlight drived
[Gros bâillement de gros somnolant] Mouais. Si vous le dites… En attendant, pour qui se sera pleinement oublié dans le bain d’hyper-sensations offert par First Man, tous ces faits, aussi froidement objectifs soient-ils, sembleront un tantinet annexes - un peu comme le contexte socio-politique des 60’s pour la famille Armstrong dans le film, en fait : un bruit de fond, pas plus. Alors certes, il est bien sûr des réalisateurs et scénaristes qui font de la dramaturgie de bien plus haut vol. D’autres dont le sens du cadre est autrement plus sûr. Et même certains - les criminels ! - qui savent nous faire avaler du foutu théâtre filmé ! Autant d’exemples qui divergent sans doute en bien des manières. Mais, à y regarder de plus près, pas tant que ça sur au moins un point : leur approche scolaire du montage, presqu’à chaque fois envisagé en tant que « banale » soudure entre les plans, que ça mime notre rapport au réel ou que ça singe certains effets littéraires ou théâtraux.
Or, c’est là un autre fait objectif : question montage, Damien Chazelle et Tom Knox n’ont pas grand-chose à voir avec cette école. Non. Eux appartiendraient plutôt à la lignée des Michael Powell, Robert Bresson, King Hu, Nicolas Roeg, George Miller, Tsui Hark en encore - logique qu’il soit sur le cul devant le travail de Chazelle - le Mad Mel en personne. Des cinéastes d’horizons très divers mais qui, tous, dans un certain héritage soviétique, envisagent le montage comme acte de re-création ultime. Re-création de quoi ? Sur les cendres de tournages rarement pépères, d’une partition toute entière faite d’action et d’affects, de formes et de mouvements, d’images à écouter et de sound design à contempler. Ouvrage harmonique ou non, mélodique ou pas, mais en tous les cas à très forte charge sensorielle, et orchestré de façon moins intellectuelle ou naturaliste qu’intuitive et, au bout du compte, on y revient, musicale. Et cependant, on l’a vu, First Man est loin d’être un film non-narratif. Alors comment ? Comment s’y conjugue ainsi, en apparence si miraculeusement, musicalité du montage et… disons art plus classique du storytelling ?
Bien malin celui qui répondra, sachant que, en amont comme en aval de pareille œuvre, répétons-le, l’intuition règne. Cela dit, histoire de ne pas tomber dans un mysticisme artisticobobo un peu facile, on notera tout de même que Damien Chazelle et Linus Sandgren jouent beaucoup sur la mobilité ou non de la caméra, du point, ou sur la texture de leur image. Laquelle, d’abord granuleuse, vibre d’autant plus que les cercueils volants des astronautes n’ont de cesse de trembler. Sur Terre et dans les vaisseaux : l’instabilité, l’agression quasi permanente, bref, la vie dans tout ce qu’elle a de bouillonnante et perturbante pour qui se veut concentré. Puis là-haut, une fois passée la barrière de l’atmosphère et vaincues les vrilles d’une technologie brinquebalante poussée au max, plus rien qui heurte. Juste le noir infini, la lumière qui le traverse et la très haute définition du 65 mm. Ou comment raconter la trajectoire d’un accidenté de la vie aspirant à la paix la plus définitive, en quête d’un lieu où enfin libérer ces flux de conscience qui, sur Terre, le pétrifiaient dans la hantise.
Here’s to the juicy fruits who bleed
Ainsi l’autiste alter-ego du cinéaste - un monomaniaque de plus, pour changer - fait-il le deuil de son éphémère petite princesse Kaguya, abandonnant son fantôme là où rien ni personne ne saurait venir la déranger, et néanmoins toujours là, à portée de regard, parmi les étoiles. Avouons que l’idée ne manque ni de poésie ni de romantisme… pour un film prétendument froid. Mais plus que ça, cette idée résume toute l’approche chazellienne de la conquête spatiale et, pour ce qu’on peut en juger jusqu’ici, de son cinéma. Un cinéma précis jusqu’à la maniaquerie, minimaliste, intimiste, subjectiviste même ; et en même temps - bel oxymore - un cinéma si viscéral, opératique et généreux dans le spectaculaire qu’il en devient aussi épique et tendu que la fameuse scène de course-poursuite en voiture de The French Connection, influence revendiquée.
Voyez plutôt : un prologue complètement ouf d’intensité et trois petits plans de rien du tout (un cercueil, un bracelet, la Lune), il n’en avait pas fallu beaucoup plus au Monsieur pour mettre le scénario d’un autre (le très documenté Josh Singer) sur orbite. Une odyssée intime prenant dès lors, comme récemment chez le James Gray de The Lost City of Z, des allures de fuite vers l’au-delà le plus définitif. Et la reconnexion ultime, lors de l’inespéré retour à Ithaque, de se faire avec la même confiance en la seule puissance de l’image, en forme de coda assourdissante d’économie.
De quoi se dire que l’homme qui réalise ça, qu’il use et abuse de plans subjectifs et tremblés ou emprisonne ses personnages dans d’innombrables formes circulaires (le cockpit d’Apollo 1) ou anguleuses (la femme d’Armstrong), saurait donner des dimensions cataclysmiques à une tempête dans un verre d’eau. À moins peut-être que, dans sa singulière communion avec le maestro Justin Hurwitz, il n’ait jamais fait que ça : entre ses films aquariums et nous autres insensibilisés par les médias, faire à nouveau vibrer chaque plan comme la terre sous les pas de Godzilla…