Pour vous resituer le contexte d'émergence d'Herzog, après la Deuxième Guerre Mondiale, l'Allemagne est en ruine et est alors coupée en quatre zones d'occupation menant également à la création de deux républiques : la R.F.A. à l'ouest et la R.D.A. à l'est. Cela mène à deux Histoires différentes du cinéma germanique :
- La R.D.A proposera un cinéma de propagande antifasciste et de films destiné à faire tirer des leçons de la guerre à la population.
- La R.F.A. elle n'aura pas d'industrie cinématographique en raison d'un peuple cherchant l'amnésie des horreurs de la guerre.
C'est finalement en 1962 que des cinéastes allemands vont demander à l'état de renouveler la production de films. C'est ainsi qu'une nouvelle génération d'auteurs hérités de réalisateurs comme Fritz Lang verra le jour. C'est ce que l'on appelle le nouveau cinéma allemand. Aux côtés de cinéastes comme Wim Wenders ou Rainer Werner Fassbinder, Werner Herzog fera partie de cette élite et participera à offrir une nouvelle conception de l'industrie cinématographique.


Herzog est aujourd'hui un artiste de légende, autant pour ses longs-métrages de fictions que pour ses documentaires d'exceptions. Spécialisé dans des oeuvres aux tournages difficiles, il fit vite l'objet d'une réputation sulfureuse auprès des producteurs. Le cinéaste était en effet connu pour plonger le plus loin possible dans la même folie ambiante habitant ses personnages. Cela peut se constater également dans ses documentaires comme dans l'incroyable La Soufrière, où il décide d'aller filmer une ville désertée à cause d'un volcan en éruption, se mettant en danger lui et toute son équipe. Nous pourrions constater le même genre de cas dans l'une de ses oeuvres les plus célèbres et réussies : Aguirre, la colère de Dieu. Certains acteurs ont frôlé la noyade ou des chutes de hauteurs mortelles. Mais comment mentionner Werner Herzog sans évoquer l'élément le plus perturbateur à ses créations, l'acteur le plus ingérable de toute l'Histoire du Cinéma : Klaus Kinski. Pour en revenir à Aguirre, plusieurs scènes mettant en scène la colère du personnage de Kinski ne sont en fait que des prises sans même que l'acteur soit en courant. Il n'était d'ailleurs pas rare que Herzog menace l'acteur d'une arme à feu pour qu'il accepte de jouer (ce dernier ayant la fâcheuse tendance de menacer quotidiennement d'abandonner le tournage).


Fitzcarraldo, sorti en 1982, sera le chef d'oeuvre du cinéaste et la quintessence de son mode de fonctionnement ainsi que des problèmes de tournages. Le récit présenté est le suivant :
L'irlandais Fitzgerald (dit Fitzcarraldo), est un grand rêveur. Il a fait fortune au Pérou en montant une compagnie de chemin de fer avant de faire faillite suite à un projet trop novateur. Il vit maintenant accroché de sa richissime femme et a en tête un projet fou. Il veut en effet construire un opéra au beau milieu de la jungle péruvienne. Il rachète un terrain pour presque rien étant donné que celui-ci est réputé comme étant inaccessible à cause des courants rapides. En consultant les plans, Fitzcarraldo a en tête de faire passer son bateau (tout juste acheté et rafistolé) par-dessus une montagne...
Ce qui suit contiendra des spoilers concernant le dénouement du film vous voilà prévenu (bien que j'estime qu'il n'est pas très grave de se faire spoiler Fitzcarraldo, l'expérience primant sur le tout).


Très vite, à la lecture de ce synopsis, nous constatons que nous sommes face à un personnage totalement herzogien. Le tournage fut tout d'abord lancé avec Jason Robards et Mick Jagger dans les rôles principaux. Robards dut cependant quitter le navire pour maladie, ce qui interrompu les prises de vues et Jagger, lui, s'est retrouvé dans l'obligation de reprendre sa tournée avec The Rolling Stones. C'est à ce moment que le cinéaste n'eut d'autres choix que de faire appel à son meilleur ennemi afin de relance la machine, Klaus Kinski. L'acteur offre ici probablement sa meilleure performance et le film résulte du plus grand face-à-face entre les deux hommes. Le tournage fut encore une fois d'une difficulté gigantesque.


Avec Fitzcarraldo, Herzog nous parle d'un homme de nature romantique qui se dépasse pour s'élever, il nous parle de lui. Cela se voit à travers le scénario, mais aussi dans la mise en scène. Le réalisateur propose, au fur et à mesure de l'avancement du récit, des plans de plus en plus en contre-plongée (notamment lorsqu'il filme le bateau à flanc de colline). Il nous parle du parcours de l'élévation d'un homme. Le bateau franchira d'ailleurs la colline pour finir et, ai-je besoin de le préciser, cet exploit fut accompli réellement de la même façon que dans le film et ce sans aucun trucage offrant une séquence d'anthologie cinématographique. Cependant même s'il réussit cette prouesse, le personnage se verra finalement plus ou moins trahi par les tribus indigènes locales (ils proposeront d'ailleurs à plusieurs reprises à Herzog d'assassiner Kinski, idée à laquelle il aurait pas mal réfléchi) qui, après l'avoir aidé, couperont en pleine nuit les amarres afin de renvoyer le bateau dans les rapides avec Fitzcarraldo et ses hommes à bord.


Kinski en Fitzcarraldo doit être vu comme l'évidence même. Le personnage comporte en effet de nombreux points communs avec son interprète et nous parle d'un homme adepte du désir de transcendance et de l'élévation au-dessus de tout, et ce dans la même ascension que le bateau sur la colline. Cependant, à la façon d'un Prométhée ou d'un Icare, l'homme sera puni pour avoir voulu atteindre le feu sacré/Dieu. La séquence de chute du bateau dans les rapides pourrait être assimilée à la dégringolade du rêve. Le film montre cet enfer vert dans lequel progressent les protagonistes comme un terrain inaccessible pour l'Homme, il serait intéressant d'y voir un territoire divin sur lequel seules les personnes en accord avec la philosophie des lieux pourront y pénétrer (les indigènes locaux par exemple). Le film offre un certain regarde sur la colonisation américaine à la recherche de la gloire dans son traitement du rapport entre les locaux et les protagonistes.
Nous assistons à un combat entre deux forces : celles de l'Homme et de la nature. Fitzcarraldo, au bord de la folie, échouera à accéder à son rêve. Le métrage offre une véracité visuelle monumentale, que cela soit dans les décors naturels hallucinants ou les acteurs dépassant la limite entre la réalité et la fiction.


Malgré son échec, Fitzcarraldo semblera porter son échec comme un apprentissage, utilisant ses derniers billets pour faire venir une troupe d'opéra pour présenter une pièce au point de départ de son voyage. Le personnage de Kinski réussit son parcours initiatique, l'acteur interprète une figure presque christique. Klaus Kinski est Fitzcarraldo, il transcende le métrage et offre une vision complémentaire à Aguirre. Il irradie littéralement l'image par charisme et ses expressions uniques. Chaque séquence offre une limite invisible entre le jeu d'acteur et la réalité. Cependant Fitztcarraldo est également Herzog, le comédien et le réalisateur sont complémentaires en réalité dans l'élaboration du personnage. Le cinéaste joui du même besoin de dépassement de sois que son protagoniste, il est l'orchestrateur de ce sens de la démesure qui émane de ce dernier.


Fitzcarraldo est un chef-d'oeuvre résultant de la plus parfaite fusion du duo Herzog/Kinski. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une oeuvre majeure du cinéaste. Herzog y incorpore plus que jamais ses thématiques et notamment la démesure et le gigantisme pour un moment de cinéma transcendant les limites de la fiction. Il s'agit probablement de l'un des longs-métrages les plus réussis sur l'accomplissement et la persévérance jamais réalisés.

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