Les points communs entre Fitzcarraldo et Aguirre sont à ce point innombrables qu’il est plus judicieux de distinguer d’emblée les deux chefs d’œuvre d’Herzog : le second commence là ou avait échoué le précédent, et pose la question de ce qu’on peut faire d’une terre conquise.
La brume est identique, l’hostilité d’un territoire vierge et inachevé par Dieu toujours vivace, mais l’homme a déjà entrepris sa colonisation. Il avance, il s’installe, il essore les larmes des arbres.
Face aux barons colons, Fitzcarraldo cherche une autre forme de fortune : celle qui se ferait avec panache. Des pains de glace à un chemin de fer qui se perd dans la luxuriance végétale, il est une nouvelle figure du Don Quichotte, un conquistador de l’inutile, et de l’irréalisable.
Empereur des gueux, il s’entoure d’enfants tandis que sa compagne l’est de prostituées : sujets déclassés, mais à l’innocence et la fraîcheur intacte. Pape des fous, qui sonnera le tocsin de sa révolte avant le départ, il insuffle à sa quête l’immensité fragile de la poésie : contre l’élite railleuse, une moquerie plus grande encore (« votre monde n’est qu’une pâle caricature des grands moments d’opéra ») ; contre l’adversité de percussions tribales, Caruso diffusé au gramophone. Contre une montagne, son gravissement insensé. Contre les attaques des autochtones, une magie qui ferait de lui un Dieu et une collaboration qui dépasse les mots, voire l’entente réelle.
Beaucoup plus long et ambitieux en terme de production, mais toujours aussi chaotique dans sa fabrication, Fitzcarraldo impressionne pour une raison trouble : le spectateur porte autant d’empathie aux personnages qu’aux artisans à l’œuvre de la fiction. Il partage avec Apocalypse Now ou Sorcerer cette mythologie d’un tournage dantesque, qui émeut autant, voire davantage que le récit lui-même. Ainsi de toute cette traction du bateau, et son travail d’une grande précision sur le son, entre craquement de coque et poulie tendues au point de rompre. Ce traitement documentaire pourrait briser l’illusion nécessaire à l’immersion du film : il n’en est rien, tant l’entreprise démentielle d’Herzog fusionne avec celle de son personnage.
(spoils)
Kinski ajoute à la folie furieuse de son rôle précédent l’espoir fou dans des sourires solaires : car c’est là l’autre grande différence avec Aguirre : faire sourdre la beauté de l’échec. La quête n’est pas seulement celle de Quichotte, elle emprunte aussi à Sisyphe, sans que jamais l’artisan ne se départe de son sourire. L’instabilité d’une terre meuble, la masse d’une paroi infranchissable, les remous d’un torrent dévorateur ne l’enlisent pas : ils lui donnent ce mouvement continu sur lequel il achèvera sa course : un opéra mobile consacre la beauté du monde, du haut d’un trône de velours et au bout d’un cigare démesuré. Le chant, le courant, le sourire et la fumée : c’est par l’immatérialité que le conquérant tient sa revanche poétique.
Le rêve est réalisé ; qui a dit qu’il devait durer ?
Anecdotes de tournage, contexte et analyse lors du Ciné-Club : https://youtu.be/Xvc_lrmYGFY