Pourquoi nous avons tant aimé FREDA le film de Gessica Geneus au cinéma depuis mercredi :
FREDA un film éblouissant de sincérité. Un film d’une justesse rare, qui à travers une famille haïtienne, symbolise avec une grande sensibilité la vie à Haïti aujourd’hui, les espoirs déçus, l'héritage d’une douleur originelle, la promesse que se fait chacun pour tenter d’accéder à une vie meilleure.


La mise en scène à la fois organique et structurée, travaille avec beaucoup d’intelligence le lieu de l’intime et le lieu du politique, le lieu de dedans et le lieu du dehors. Ce jeu d’intérieur/extérieur rappelle à bien des endroits le cinéma de Satyagit Ray, cinéaste de l’intime et de l’émancipation (« Charulata », « Le salon musique », « Pather Panchali » etc.) que j’aime profondément. Ma maison est le monde disait Ray… Haïti est le monde pourrait dire Gessica Généus.


Tout passe par le personnage de FREDA. Elle a la noblesse de ceux qui ont souffert et cherchent à s’émanciper des mécanismes de reproduction de cette souffrance. Elle a la noblesse de ceux qui voient la réalité en face sans avoir peur de la fuir, mais avec la conviction qu’il est nécessaire de l’affronter pour avancer.


Elle a la noblesse de vouloir rester avec les siens pour ne pas les abandonner. Rester, c’est aussi donner une preuve d’espoir, de construction possible malgré les difficultés immenses que le pays traverse.
Et au cœur de ce cinéma à la fois intime, doux et chargé d'un chagrin invisible, émerge la présence du politique, comme un questionnement permanent pour trouver un chemin commun.
Cette présence du politique est incarnée dans la dramaturgie, tissée dans les rapports entre les personnages, explosive quand elle s’empare de la rue où les violences sont le marqueur d’une souffrance qui devient insupportable pour le pays. Elle est aussi au cœur de l’intime et de la relation de FREDA et Joshua, au cœur de ses relations avec Esther, au cœur des relations avec sa mère Jeannette ou son frère.


FREDA porte en elle une responsabilité plus grande qu’elle, la responsabilité d’étudier, de travailler, d’aider sa mère, d’économiser pour le départ de son frère. Elle est celle qui « porte » et celle qui « soulage ». La trajectoire du film, c’est aussi l’inversion des rôles. La mère dont on attendait qu’elle soulage devient celle qui va être soulagée. Le monologue de la fin du film et l’intense séquence finale en sont une preuve bouleversante.


FREDA a alors changé de statut, elle s’émancipe d'une double blessure intime, le viol qu’elle a subi, le silence qu’on lui a imposé. De celle qui pose la tête sur les genoux de sa mère comme dans un refuge, elle devient le refuge, en tenant sa mère dans ses bras. Tenue, Jeannette, « femme à la force indomptable » va pouvoir laisser s’exprimer son chagrin et faire le deuil d’une mère toujours là : « Un jour à la fois maman je fais le deuil de la mère que je souhaitais que tu sois » (…) « Pour toutes les fois où on n’a jamais pu se le dire, je veux te dire que je t’aime Jeannette ».
Par ce monologue elle se délivre de l’emprise du silence, elle n’est plus simplement fille, elle devient Femme et s’émancipe.


C’est absolument doux et déchirant.


C’est la force du cinéma de Gessica Généus, c’est un cinéma qui ne fait pas de « démonstration » de force, mais un cinéma qui nous traverse de manière lumineuse pour nous donner à entendre la souffrance et les espoirs d’un pays tout entier à travers tous ses personnages.


FREDA c’est aussi l’histoire d’une cicatrice qui traverse Haïti.
Cicatrice silencieuse dans le cœur de FREDA. Cicatrice qui traverse le ventre de Joshua. Cicatrice qui traverse le mur de sa/leur chambre.
Cicatrice enfin sur le visage de Jeannette, dans la séquence finale.
Haïti c’est aussi la dualité entre ceux qui montrent de la solidarité (FREDA) et ceux qui ont une exigence trop grande envers les autres (Jeannette).
Haïti, c’est aussi le territoire des classes sociales qui co-existent (le sénateur, le directeur de l’Université, les classes dirigeantes) et ce peuple qui en est coupé.
FREDA, elle, est toujours entre les deux. Au centre, à l’intersection, au moment de vérité.


FREDA ce sont enfin deux sœurs. L’une dans le désir de réalité, l’autre dans l’artifice et l'illusion, l’une porte ses robes jusqu’à l’indécence de leur prix, l’autre reste simple. L’une est noire, l’autre fait tout pour blanchir. L’une séduit sans aimer, l’autre aime sans nécessité de séduire. L’une ment, l’autre dit la vérité. L’une est, l’autre veut paraître. Deux stratégies pour affronter un monde si dur. L’une veut prendre les raccourcis de la vie au risque d’en payer le prix, l’autre préfère la vérité, chemin plus lent, mais peut-être plus sûr. Malgré leurs différences, Esther et Freda s’aiment, se respectent et c’est bouleversant.


La mise en scène c’est aussi le travail qu’a fait Gessica avec Karine Aulnette à l’image, au cadrage, d’une rigueur qui laisse place à la tendresse et d’une authenticité qui laisse le réel co-exister avec la fiction. Une forme de néo-réalisme à l’italienne d’une modernité saisissante, avec une part de cinéma direct toujours à sa place.


L’utilisation de la musique, du chant, de la puissance des rites, des manifestations de rue et la manière dont le cinéma du réel affleure dans la fiction est d’une grande force. C’est Haïti à fleur de peau, c’est Haïti dans la peau, dans le pire comme dans le meilleur.


FREDA c’est un monde, c’est un cadeau au monde. C’est regarder Haïti en face, mais c’est oser se regarder soi car c’est aussi un film où le spectateur fait une expérience intime avec sa propre histoire. C’est rare et c’est précieux. Le film était en sélection officielle à Cannes. Mais au-delà de Cannes, il est fait pour le cinéma. C’est un cœur battant. C’est aussi la naissance d’une grande cinéaste. Et nous en avons tant besoin.


Allez voir FREDA au cinéma !

Patrick_Sibourd
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le 16 oct. 2021

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