Réaliser un film sur la naissance des théories freudiennes est un projet particulièrement ambitieux. D’abord parce que cela nécessite de faire vivre à l’écran la vie cachée de l’esprit, des éléments qui sont, par nature, invisibles, non représentables, voire même jugés honteux, scandaleux. D’autant plus que Freud a toujours accordé une place importante à la sexualité, aux désirs sexuels inavoués et inavouables ; or, en cette année 1962 où sort le film de John Huston, le Code Hays est encore officiellement en vigueur (même s’il est contourné, voire piétiné allègrement depuis des années désormais). En bref, cela posait des problèmes importants par rapport à ce qui est montrable ou non à l’écran dans un film de studio.
Cependant, Freud, passions secrètes surmontent ces difficultés avec brio, et la réalisation du grand John Huston y est pour beaucoup.
Un point est important : Freud, passions secrètes n’est pas, à proprement parler, une biographie de Sigmund Freud (ce que l’on appellerait de nos jours un biopic). Le film de Huston ne s’intéresse qu’à dix années de la vie du célèbre neurologue viennois, de 1885 à 1895. Dix années pendant lesquelles Freud va élaborer ses théories principales : l’inconscient, le refoulement, l’importance de la sexualité et en particulier de l’existence de la sexualité infantile ; le tout aboutit à une scène finale où Freud présente à un corps médical vitupérant sa théorie scandaleuse du Complexe d’Oedipe. C’est l’élaboration de toute ce système de pensée qui va être montré à l’écran, dans un film qui prend souvent l’allure d’une succession de cas se présentant comme des étapes clés.
Certains de ces cas médicaux donnent des scènes vraiment marquantes, comme l’affaire du jeune von Schlosser (incarné par David McCallum) ou, bien entendu, le dossier de Cecily, qui occupera quasiment toute la fin du film.
Pour ces séquences, Huston met souvent en images les rêves des personnages, ou leurs souvenirs déformés. Le réalisateur produit tout un travail très important sur la réalisation, transposant à l’écran ce qui se passe dans l’esprit tourmenté des patients. Il sait mettre en place une atmosphère onirique, jouant sur l’étrange, l’incongru, la déformation des images ou les jeux d’ombres anormaux. Il en va souvent de même des souvenirs, déformés par l’esprit du patient, comme dans cette scène magnifique où Cecily évoque la mort de son père.
Ce qui est impressionnant, c’est que, progressivement, la frontière entre le monde de l’esprit et celui de la réalité s’efface. Certaines scènes se déroulant dans la réalité sont filmées comme des rêves, montrant ainsi comment les problèmes liés à l’inconscient influent sur la vie quotidienne. D’autre part, certaines scènes oniriques sont filmées comme la réalité, suggérant que l’inconscient s’inspire de la réalité pour construire ses rêves. Les deux mondes ne sont pas hermétiquement séparés, et plus Freud va explorer l’esprit humain, plus la frontière entre rêves et réalité va s’effriter.
Visuellement, Huston va aussi beaucoup jouer sur les ombres, qui envahissent les décors et les personnages, masquant des moitiés de visages, plongeant des protagonistes dans les ténèbres, etc. De nombreux jeux d’ombres et de lumières figurent à l’écran les divisions de l’esprit, le décor plongé dans l’ombre représentant cet inconscient si énigmatique et effrayant. C’est encore plus flagrant avec les scènes oniriques, comme celle où von Schlosser traîne Freud dans un grotte, ou le visage du père de Cecily qui est entièrement plongé dans l’ombre.
Ce jeu sur les ombres et les lumières rapproche beaucoup ce film des films noirs, dont Huston est considéré comme le père. D’ailleurs, Freud, passions secrètes se présente souvent comme une enquête dont le terrain serait la psyché des patients. Freud élabore une théorie, qui sera mise à mal par la pratique, obligeant le neurologue à aller plus loin, à changer de direction, à chercher ailleurs, etc. La voix off de Freud intervient régulièrement pour représenter les questionnements du protagoniste. Huston reprend plusieurs éléments caractéristiques du film noir dans le déroulement de son film.
La vie privée de Freud ne sera évoquée que lorsque cela entrera en jeu avec l’élaboration de ces théories. Nous voyons ses relations avec son père ou sa femme, mais ce que nous suivons en priorité, c’est son parcours professionnel. Nous voyons ainsi Freud passer sous plusieurs « mentors » qu’il va lâcher les uns à la suite des autres : le professeur Meynert, qui refuse de considérer les hystériques comme des malades, mais les classe parmi les imposteurs manipulateurs ; tout au long du film, ce médecin sera le représentant du conservatisme médical qui permet de se rendre compte du caractère novateur, voire scandaleux, des théories freudiennes. Il y a aussi le docteur Charcot (interprété par l’excellent Fernand Ledoux), qui met Freud sur la voie de l’inconscient via l’emploi de l’hypnose, mais qui avoue lui-même : il peut diagnostiquer un trouble mental, mais pas le soigner. Puis il y a Breuer, qui va accompagner Freud pendant une bonne partie des recherches montrées dans le film, mais qui l’abandonnera, refusant d’entendre parler de sexualité infantile.
Ainsi, chaque personnage va apporter quelque chose au neurologue viennois, mais il devra aussi s’affranchir de leur influence pour oser aller jusqu’au bout de ses recherches. Mais l’élaboration des théories sexuelles va aussi se faire face à sa famille, et même face à lui-même. Ainsi, après l’épisode avec von Schlosser, Freud va lui-même être effrayé par la portée des théories qui se mettent en place. Et dans toute la seconde moitié du film, on le verra bouleversé par l’application à son propre esprit des théories qu’il construit.
Ce qui se dessine tout au long du film, c’est donc un Freud tiraillé entre le doute, les craintes, et la nécessité de tenir ferme face aux huées des tenants d’une médecine conservatrice. Pour montrer cela, Montgomery Clift, dans son avant-dernier rôle au cinéma et pour sa seconde collaboration avec John Huston après Les Misfits, s’impose comme l’acteur idéal, tout en fragilité. L’ensemble, complété par la superbe musique de Jerry Goldsmith, constitue un grand film.
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