Frida Kahlo (6 juillet 1907 - 13 juillet 1954) est sans doute la femme et l’artiste mexicaine la plus connue au monde. Mais sa grande notoriété en tant qu’artiste et la reconnaissance internationale dont elle a bénéficié de son vivant et au-delà vont de pair, en une tension oxymorique, avec les grandes douleurs qu’elle a endurées dans son corps véritablement martyrisé. Peu étonnant, dès lors, que le photographe et directeur de la photographie italien Giovanni Troilo, déjà réalisateur de plusieurs documentaires consacrés à différentes figures du monde de l’art, ait conçu le projet de se pencher sur une artiste à la fois si riche et si complexe.
Pour ce faire, il entremêle savamment, grâce au montage virtuose effectué par Maria Fantastica Valmori, images d’archives, photographiques et cinématographiques, sons d’archives, et images et sons recueillis de façon plus contemporaine, avec Valerio Coccoli à la photographie. Se transportant dans le pays qui a vu naître et mourir Frida Kahlo, il se rend dans les lieux qu’elle a fréquentés, habités, et notamment la fascinante Casa Azul de Coyoacán, où elle est née et qu’elle partagera finalement avec son mari, le peintre Diego Rivera (8 décembre 1886 - 24 novembre 1957). Sont interviewés des spécialistes du monde de l’art, et notamment la conservatrice de la Casa Azul, Hilda Trujilo, qui offre l’accès au monde intime de l’artiste. Enfin, l’actrice Asia Argento accompagne de sa voix sonore et grave le documentaire, apparaissant parfois frontalement à l’image et redonnant vie aux différents textes de Frida. Une approche multiple qui illustre comme rarement la complexité de cette Frida des sept douleurs, sept fois sainte et sept fois icône.
Une artiste icônique par les douleurs qui se sont incarnées en elle : la poliomyélite qui l’atteint dans son enfance, le grave accident de bus qui blesse profondément et définitivement son corps de jeune femme déjà meurtri, les opérations successives qu’il engendrera, les trois fausses-couches dont il sera la cause, l’amputation de certains de ses orteils, puis de sa jambe droite, enfin la pneumonie qui lui porte le coup fatal… Il n’en faut pas tant à un martyr chrétien pour être canonisé.
Doublement et oxymoriquement icône, puisque se lançant dans la peinture afin d’échapper à ces maux, depuis son lit de souffrance spécialement aménagé à cette fin. Prend ainsi naissance une œuvre radicalement unique, dans laquelle l’artiste n’en finit pas de se chercher et de se fuir à la fois. Peu de créations picturales ont exploré à ce point l’autobiographie, ce que Frida justifiait par l’argument qu’elle ne connaissait rien mieux qu’elle-même. Une autobiographie qui ne s’en tient pas à la superficialité aléatoire de l’événement, mais entreprend une plongée, en images, dans le non-visible par excellence : le ressenti, physique comme psychique, les rêves… Frida est, à sa manière, une conquérante, repoussant loin les limites de la figurabilité.
Triplement icône, par la vie de couple qu’elle mena avec Diego Rivera, de vingt ans son aîné, même s’il lui survécut. Une vie unie dans une même passion pour la peinture et un même couronnement par la reconnaissance artistique. Lien que son intensité ne mit pas à l’abri des orages, puisque les deux époux, mariés de 1929 à la mort de Frida, connurent toutefois une interruption d’un an, de décembre 1939 à décembre 1940 ; divorce passager, au terme duquel ils se remarièrent. Et définitivement, pourrait-on dire, puisque Diego, que Frida appelait affectueusement « mon crapaud », enfouit les cendres de sa femme, sous quelques-uns des habits de la défunte soigneusement pliés en guise de bouchon, dans une haute urne aztèque dont la base figure un crapaud…
Quadruplement icône, puisque Frida ne se contenta pas de sa vie passionnée auprès de son époux mais lui rendit, en retour, les tourments de la jalousie que celui-ci lui infligeait, puisqu’elle multiplia les aventures extra-conjugales auprès d’amants parfois illustres, tel Trotsky, dont le couple Kahlo-Rivera avait hébergé la fuite.
Quintuplement icône, puisque Frida fut aussi l’une des premières femmes de l’époque moderne à lutter ouvertement pour le féminisme, osant afficher ses amours saphiques, parmi lesquels sa liaison avec Jacqueline Lamba, la deuxième épouse d’André Breton.
Sextuplement icône, puisqu’elle fut l’une des premières artistes du vingtième siècle à plonger vers les racines folkloriques du Mexique et à les revendiquer, arborant avec fierté des habits traditionnels, des parures traditionnelles, et se peignant ainsi ornée. De même, l’iconographie pré-colombienne irrigua en profondeur sa propre pensée et l’imaginaire de ses tableaux, les imprégnant de ses contrastes et de ses couples antagoniques : vie-mort, soleil-lune, plaisir-douleur…
Septuplement icône, par ses engagements politiques, notamment auprès du Parti communiste, sans parler du lien ultérieur avec Trotsky.
Secondé par la belle partition de Remo Anzovino, qui aurait pour seul défaut d’être trop constamment présente, le documentaire de Giovanni Troilo a l’immense mérite de rassembler et de permettre l’exploration des différentes facettes d’une artiste infiniment riche, véritable kaléidoscope, qui sut à la fois vivre et mourir, et qui eut le cran et la générosité, au seuil d’une mort peut-être choisie comme ultime recours et seule échappatoire à une souffrance devenue insoutenable, d’inscrire ces derniers mots, fier drapeau insolemment planté au nez de la mort : « Viva la vida ».