Rokas et Inga, jeune couple lituanien, se voient confier une mission humanitaire, conduire jusque dans la région du Donbass en Ukraine une camionnette remplie de vivres et de matériel pour ravitailler l’armée ukrainienne. Les deux volontaires se retrouvent très vite livrés à eux-mêmes, dans ce road movie en zone de guerre, clairsemé de rencontres initiatiques.
FROST est une plongée implacable au cœur de la guerre, à hauteur d’homme, pour une tentative de capter une réalité souvent impalpable. Rokas est d’abord frappé par des images d’émeute qu’il regarde dans une vidéo youtube. Une représentation que le film tend à confronter avec la propre expérience des jeunes volontaires lituaniens. Le réalisateur évacue toute forme de spectaculaire pour déployer sa mise en scène dans un naturalisme étouffant, brouillant parfois les pistes avec le documentaire (certains soldats sont de vrais soldats et les décors du film ont été tournés dans la région du Donbass). Si la menace de la guerre fonctionne c’est parce qu’elle s’immisce dans une représentation naturaliste de la réalité.
L’utilisation de plans séquences permet ainsi d’installer un danger latent qui pèse sur l’ambiance générale du film. Un drame inéluctable est sans cesse désamorcé, renvoyé continuellement à la séquence qui suit. Sharunas Bartas sait parfaitement jouer avec nos nerfs en dosant méticuleusement la durée de chaque plan et en instillant un rythme propre au film. Une sensation d’immersion progressive transparait dans les scènes de check point, un motif récurant de l’intrigue, augmentant à chaque passage l’intensité de la tension. La route sur laquelle s’enfonce le convoi ressemble à un entonnoir qui mène fatalement au front, un étau qui se resserre lentement sur nos deux volontaires.
Il est parfois difficile de cerner les profondes intentions qui motivent les personnages à entreprendre un tel voyage. Rokas n’affirme jamais ses décisions, il ne répond pas aux interrogations d’Inga à propos de leur itinéraire ou du sens à donner à leur périple. Le jeune homme semble emporté dans une lente inertie qui les mène jusqu’aux portes en ruines de l’Europe. Le réel moteur de cette entreprise ressemble à une fascination morbide pour une guerre que Rokas, à défaut de comprendre, désire éprouver.
FROST nous raconte l’impossibilité de saisir l’entièreté d’un tel conflit armé. Il y a toujours une dichotomie entre ce qui est dit, ce qui est vu et ce qui est vécu. Les rencontres qui se succèdent permettent d’explorer différents points de vue afin d’en extraire une vérité à laquelle la guerre se dérobe continuellement. La rencontre avec le groupe de journalistes, enfermés dans un décor qui matérialise leur décalage avec la réalité des événements, met en lumière une impossibilité à nommer, à identifier, donc à concevoir l’essence de cette guerre. Et même lorsque le jeune lituanien se retrouve au plus près des combats, il n’y voit rien d’autre que des hommes qui gardent des positions face à un ennemi toujours invisible.
Une fascination pour les images se répercute tout au long du film. Elle se réveille avec la vidéo youtube des premières émeutes à la place Maidan puis passe dans les photos de la journaliste interprétée par Vanessa Paradis pour finir dans les vidéos que tournent Rokas avec son téléphone portable. Le réalisateur utilise toujours le même procédé pour nous les présenter, elles remplissent entièrement le cadre pour s’imposer à nous, frontalement. Il y a là une volonté de capter l’insaisissable, supprimant tour à tour les filtres d’information et devenir ainsi son propre instrument de mesure.
Le film est abrupt, comme son nom l’indique, volontiers froid, éprouvant voire dérangeant. A l’image du personnage d’Inga, le spectateur est contraint d’accompagner l’intrigue jusqu’à ce final bouleversant. Par ailleurs, une séquence du film ne parvient pas à nous tenir éloignés longtemps de l’actualité du réalisateur, récemment accusé d’agression sexuelle. La proximité factuelle des témoignages et du déroulement de la scène nous plonge dans un glaçant malaise résonant comme un terrible aveu. Une réalité qui, mise en perspective avec l’œuvre, nous amène à nous interroger sur les intentions d’un réalisateur prêt à nous projeter avec effroi dans sa pulsion de mort.
Aurélien Milhaud
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