Dans la filmographie génériquement hétérogène de Kubrick, la guerre a déjà été traitée : Paths of glory dénonçait, Dr Strangelove satirisait. La question des motivations de Kubrick lorsqu’il s’empare du sujet du Viêt-Nam est légitime. Désire-t-il faire ses armes sur un motif qui a vu les plus grands réaliser leur chef d’œuvre ? Et quel discours sur la violence et l’aliénation, thèmes chers au cinéaste, va-t-on y trouver ?
Full Metal Jacket est avant tout un film sur la machine. Celle que nous avons vue à l’œuvre dans son absurdité (judicaire dans Paths of glory, étatique dans Orange Mécanique, électronique dans Dr Strangelove) ou sa beauté froide (2001) s’incarne désormais dans le corps. Celui des hommes, celui de leur collectif, le corps des marines. La première partie consacrée à l’instruction met en place les fondements de ce culte. Un individu fusionné avec son arme, lui-même partie d’un tout qui obéit et exécute. La mise en scène de Kubrick, moins ostentatoire qu’à l’accoutumée, fonde son esthétique sur l’harmonie et la géométrie : défilés, synchronisation des corps, travellings arrière suivant le Sgt Hartman galvanisant ses troupes.
Sur ces ¾ d’heure, on assiste à deux bribes de conversation privée. Tout le reste n’est qu’éructations (assez jubilatoires en la personne de R. Lee Ermey au vocabulaire fleuri) et beuglements, déshumanisation en coulisse en préparation du grand carnage.
Le personnage de Pyle, censé montrer l’inhumanité du processus, est cependant un peu poussif. Déjà, on peut légitimement douter de sa présence et de son maintien au sein des marines au vu de ses aptitudes physiques. Ensuite, son évolution et sa fin de parcours ne sont pas entièrement convaincants, outranciers par rapport à une démonstration qui pouvait se passer de ces extrémités.
La deuxième partie propulse les hommes dans la guerre. Kubrick, que l’on attend forcément sur le terrain, semble jouer avec le sujet qu’il traite : résolument anti spectaculaire, le récit s’attache d’abord à questionner la façon dont il sera montré. La presse et ses éléments de langage, les soldats filmés et interviewés sont autant d’éléments qui interrogent la mise en scène de la guerre. Les scènes de combats elles-mêmes, très maitrisées, sont filmées à hauteur d’homme, au ras du sol, dans une vision souvent limitée où l’on ne sait pas d’où viennent les tirs et où se niche le danger. Le point de vue est la plupart du temps rivé à un seul personnage, et tout l’affrontement avec le sniper révèle cette volonté de faire s’affronter des individus, les uns après les autres. L’obsession architecturale qu’on voyait à l’œuvre dans Shining trouve ici une nouvelle déclinaison dans les ruines. Elles aussi labyrinthiques, béantes, dans un état de destruction continu qui mêle la solidité des gravats aux fumées noires.
Immersion, refus du baroque opératique et de l’épique, ambivalence des personnages… Quel discours Kubrick propose-t-il sur la guerre ?
[Spoils]
C’est par le parcours de Joker qu’on peut tenter d’y répondre. Son récit initiatique est celui d’un trajet vers le meurtre, tant attendu et prôné par le fameux « Born to kill » écrit sur son casque. Joker commence par donner au Sgt Harman une « war face », masque grotesque qui en dit long sur l’aspect carnavalesque qu’a encore la guerre pour les jeunes recrues. Au Viet Nam, il est journaliste, cantonné à l’arrière : “In the rear, with the gear”, ce qui lui permet de consolider son discours provocateur sur la guerre. Comme il l’affirme à la caméra qui l’interviewe : “I wanted to see exotic Vietnam... the crown jewel of Southeast Asia. I wanted to meet interesting and stimulating people of an ancient culture... and kill them. I wanted to be the first kid on my block to get a confirmed kill!”
La confrontation au combat se révèle en deux temps : tout d’abord, son arme, objet d’une véritable vénération lors de son entrainement, se bloque. Ensuite, c’est le silence de l’agonie de la sniper qu’il doit choisir ou non d’achever. Pas d’héroïsme, pas de victoire, mais un choix moral au sein duquel donner la mort, cette quête virile et trompeuse, revient ici à faire preuve d’humanité.
Ce parcours modeste n’infléchira en rien le cours de l’Histoire. La guerre se poursuit, et les chants collectifs d’une meute immature reprennent.
Le film se clôt sur la voix off de Joker, finalement très disparate sur le film. (Il serait d’ailleurs très instructif de procéder à une étude de la voix off dans les films de Kubrick, qui dès Le baiser du tueur et L’ultime Razzia a une importance fondamentale dans le récit, pour trouver son point d’orgue dans Orange mécanique et Barry Lyndon. On peut aussi considérer la présence vocale de HAL comme en faisant partie).
Voici ce qu’il dit :
“My thoughts drift back to erect nipple wet dreams about Mary Jane Rottencrotch and the Great Homecoming Fuck Fantasy. I am so happy that I am alive, in one piece and short. I'm in a world of shit... yes. But I am alive. And I am not afraid. ”
Cette ambivalence dans le dénouement, ce langage imagé et cynique renvoient par bien des aspects à Orange Mécanique. Vibrant de vie, désenchanté, animé d’une jeunesse qui choque autant qu’elle sauve de la tentation du nihilisme, cette phrase résume le regard porté sur l’humain par le cinéaste. Sans illusions, délivré des excès de l’indignation, explorant cet être imparfait qui continue d’enflammer le monde.

http://www.senscritique.com/liste/Cycle_Kubrick/507970
Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Plastique et formaliste, Psychologique, Guerre, Violence et Les meilleurs films de guerre

Créée

le 9 juil. 2014

Critique lue 7K fois

136 j'aime

4 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 7K fois

136
4

D'autres avis sur Full Metal Jacket

Full Metal Jacket
Gand-Alf
8

Purgatory.

Sept ans après avoir terrorisé le monde entier avec son adaptation du best-seller de Stephen King, The Shining, Stanley Kubrick s'attèle à un autre genre, celui du film de guerre, qu'il avait déjà...

le 5 janv. 2017

62 j'aime

7

Full Metal Jacket
real_folk_blues
8

Joyeux anniversaire Jesus

Loin de moi l'idée de faire une critique digne des Cahiers Du Cinéma parce que c'est du Kubrick. D'abord j'en suis incapable (malgré des heures d'entrainement j'arrive toujours pas à péter plus haut...

le 24 juin 2011

57 j'aime

18

Full Metal Jacket
SUNSELESS
8

Fini les branlettes, à vos chaussettes.

Je ne peux pas écrire de critique sans citer le génialissime Sergent Hartman qui ferait pâlir de jalousie le Docteur Cox (Scrubs). Avec des répliques et des chansons inoubliables accompagnées d'un...

le 18 avr. 2011

54 j'aime

12

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

773 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

714 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

616 j'aime

53