Quand le moralisme pousse à l'obscénité

Anna et Georg viennent avec leur petit garçon passer leurs vacances dans une maison de campagne. Deux hommes s’infiltrent chez eux, tout de blanc vêtus. Peter (Frank Giering) est tout conciliant, presque niais. Paul (Arno Frisch), dominant de leur tandem, ajoute l’aplomb à ces qualités. D’abord, ils éprouvent nerveusement, ergotent, puis imposent les règles d’un jeu qui n’est jamais clarifié. Au fur et à mesure, tout en gardant un sens de l’esquive et une distanciation sinistre, ils se montrent authentiquement francs, surtout pour casser les non-dits et aller chercher les vérités les plus pénibles sur chaque situation. Ces individus sournois et à l’âme vide, prenant le masque des bonnes manière et de l’ultra-rationalisme, sont là pour les tuer au terme d’une escalade d’humiliations.


Au moment où sortait Le Ruban Blanc et que son auteur connaissait un double sacre à Cannes (puisqu’Amour arriverait bientôt), Michael Haneke a prétendu ne pas être un moraliste, sauf peut-être au travers de Funny Games. À cause de son ultra-violence, ce film a engendré de grandes polémiques tout en devenant rapidement une référence très respectée, mais aussi un objet de culte indisposant son réalisateur. Car Funny Games n’est pas un film d’horreur ordinaire (dans le cas où le réduit à ce domaine) ; c’est au contraire une révolte contre la banalisation de la violence, à une époque où gore, splatterpunk et slasher font partie des mœurs des cinéphiles, notamment les plus jeunes. Haneke s’en prend notamment aux franchises lucratives américaines (Vendredi 13, Halloween) où la violence devient un jeu (Freddy) et les Hommes purs gadgets, songe aussi probablement à la sauvagerie disponible au premier degré grâce aux jeux vidéos.


De fait, Haneke amalgame l’ensemble du genre horrifique, y compris les thrillers s’y rattachant, en dénonçant cette complicité entre les médias, les créateurs et le public pour entretenir et répandre de tels objets. Le voyeurisme l’indigne et il entend bien punir les mauvaises pulsions. Cela pose de nombreux problèmes. D’abord, Haneke choisit de se crisper sur une intuition primaire et l’extrapole à un degré où elle devient obsolète. Les arts, y compris ceux de l’image, s’appauvriraient considérablement s’ils n’étaient pas disposés à montrer tout ce qui peut vraisemblablement exister (et au-delà). Ensuite et surtout, Haneke est un donneur de leçons hypocrite, tenté lui-même par ce diable qu’il dénonce.


Tout en réalisant lui-même un de ces films ‘interdits’, il prétend chercher à provoquer une responsabilisation, afin que l’auditoire dénie vigoureusement toute attraction pour la sauvagerie. Et tant que le spectateur cède, il se fait donc complice du tueur, quelqu’il soit : le « funny games », ici, c’est bien sûr celui des deux tueurs, mais également cette pratique douteuse consistant à attendre le pire, jouer à être violenté et peut-être, nous déchaîner. Il a raison sur ce point car lorsque la tendance s’inverse et que les victimes deviennent bourreaux à leur tour, nous sommes rassurés et même excités à l’idée de la vengeance. Maintenant, le massacre sera le bon ! Le sens moral s’exprimant alors est pervers, mais est-il illégitime ? Cependant, faire gagner le Mal en dernière instance sert l’uppercut et l’intention de rendre la violence exclusivement frustrante et insoutenable.


Haneke lui-même ne se fiche pas de ses personnages : ils sont bien plus que les outils de sa démonstration. Ce sont des petits-bourgeois ordinaires vivant dans un cadre digne des films de la Heimart, mais la profondeur qui leur est accordée est un des grands atouts de ce spectacle. À l’image des mécanismes de ce genre de films, le parti-pris du spectateur contient une part d’hypocrisie lorsque surgit une vengeance ou un happy end venant laver de toute culpabilité. Pourtant Haneke, en refusant cette morale tordue, se montre odieux en torturant ses propres personnages : il choisit de les diminuer et à la fin du film, Anna et Georg ne sont plus que sales et minables, face à leurs tueurs fringants et plus malins. D’ailleurs, le visage de la violence qu’ils incarnent reste dans le domaine du fantasme, ce qui casse quelque peu le propos.


L’empathie pour Ann et Georg serait-elle un crime ? Qu’appelle d’autre que la violence la plus implacable celle de ces deux jeunes hommes aux « funny games », dont le statut de tueur est délibéré, les raisons contextuelles étant par ailleurs minimisées ou prises à revers (des gens inclus et bien éduqués trouvant là le remède à l’ennui) ? Haneke a raison : pour regarder ce film sans décrocher, il faut « aimer être torturé ». Cette information étant posée, il n’en fait rien. Elle l’effraie probablement car elle remet en question son point de vue d’inquisiteur et ouvre des portes derrière lesquelles se trouvent, entre autres, des raisons fondamentales de l’attraction pour la violence et sa représentation, pour ce goût du dépassement ou la purgation.


Le talent de metteur en scène de Haneke est pour beaucoup dans la puissance de ce Tarantino retourné de A à Z. Le symbolisme naïf est pourtant au rendez-vous, culminant avec l’enchaînement musique classique/musique metal pour signifier le passage de l’équilibre bonhomme vers le déchaînement malade et absurde. Mais Haneke ne reflète pas seulement les intentions des tueurs derrière leur courtoisie extrême, il traduit également sa vision très hautaine et superficielle de gardien de l’éthique et de la sagesse face aux pulsions noires des masses, pulsions et masses auxquelles il n’accorde aucune profondeur.


Ce genre de paradoxes et de grossièreté font l’unité et l’efficacité de Funny Games, de même que sa fausse simplicité. La tension installée par Haneke a beaucoup à voir avec celle des films de Bergman et sa construction, dans une certaine mesure, avec celles des œuvres de Sam Peckinpah. Funny Games a notamment quelques correspondances avec Chiens de paille, sauf que Peckinpah avait un propos autrement nuancé et assumé, dépourvu par ailleurs de poses vertueuses. En tout cas, le climat de Funny Games le range parmi les thriller psychologique ou films d’horreurs les plus formellement accomplis.


Funny Games est un film donnant à méditer, même contre lui, même pour le hair ; c’est une force, il ne faut pas le nier. C’est un uppercut marquant définitivement et une expérience nous mettant au pied du mur. Mais ce n’est pas pour autant que la démarche d’Haneke est reçevable. Elle est même particulièrement grotesque et dépasse en ignominie ce qu’elle désigne, car Haneke rationalise à outrance un cinéma de tripes en lui prêtant une essence impropre ; et naturellement, en arrive lui-même à jouer avec un langage des tripes se déniant au profit de sa thèse. Il n’est pas étonnant qu’Haneke ait réalisé un remake, pourtant en incohérence totale avec son message et ses prétentions. Avec cette reprise américaine plan par plan, destinée à un plus large public et à un succès commercial que l’auteur n’aurait jamais connu sinon, Haneke commet un immense lapsus.


Brillant mais inadmissible, chef-d’oeuvre de moralisme sournois et modèle de pose intellectuelle fourbe, Funny Games est une date importante dans un parcours de cinéphile et de sujet pensant. C’est donc une expérience forte et questionnante pour l’ensemble des individus. C’est un immanquable. C’est aussi un objet complexe à évaluer, révulsant la plupart dans la forme (et dans une mesure délibérée, de la part de Haneke) tout en leur apparaissant nécessaire comme aucun autre sur le fond. Une minorité a adhéré à Funny Games comme l’avaient fait des spectateurs avec Alex DeLarge d’Orange mécanique, ce genre de ‘malentendu’ angoissant forcément Haneke au plus haut point. Enfin il y a Susanne Lothar, dont l’interprétration de la mère est pour beaucoup dans l’attachement au film et l’emprunte profonde qu’il laisse.


http://zogarok.wordpress.com/2014/10/29/funny-games/

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le 4 nov. 2014

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