[Critique à lire après avoir vu le film]
Un croisement de routes à la campagne, en plan fixe. Un chien entre dans le cadre, semble hésiter, finit par prendre l'un des chemins vers le fond de l'écran. Immédiatement je pense au cinéma des tout débuts, ces fameux plans Lumière où, la caméra ne bougeant pas, tout était dans la composition du cadre et dans les entrées et sorties des personnages. Le genre de début qui me séduit d'emblée. La suite ne va faire que confirmer.
Gaby baby doll, c'est vraiment du cinéma d'auteur, c'est-à-dire un cinéma qui exprime des partis pris artistiques et prête une attention à la forme. Sophie Letourneur nous conte une histoire assez rebattue : une fille à la fois excentrique et phobique de la solitude rencontre son contraire, un taiseux misanthrope. Les deux vont s'aider mutuellement à sortir de leur enfermement, et trouver l'amour au passage. L'argument pourrait être niais, n'était le traitement qu'a choisi la cinéaste. Un traitement qui concilie fantaisie et austérité.
Fantaisie
Outre l'habitude de pisser devant des hommes en leur demandant de détourner le regard, Gaby souffre d'une phobie très spécifique : elle ne supporte pas d'aller se coucher seule ! Son petit copain qui ne se sent pas vraiment désiré et sa bande d'amis étant tous repartis après le week-end, Gaby va aller chercher des hommes au café du coin, unique commerce alentour où l'on trouve aussi bien du pain que des biscuits ou une poularde. Là, une galerie de gueules croquignolettes : un dragueur "très tactile", un dépressif, deux rugbymen toujours attablés au même endroit, le patron derrière le bar... Gaby va les recruter un à un pour qu'ils viennent la border.
Le dépressif passe la nuit dans le fauteuil, tente sa chance au petit matin en vain. Le dragueur rentre avec Gaby copieusement bourré, dort aux côtés de Gaby et tente aussi sa chance au petit matin, d'une façon plus agressive, en vain également. Notre Gaby est-elle une allumeuse ? Nullement : le rugbyman, qui ne veut pas rester, demande comiquement, sur l'insistance de la belle : "tu veux qu'on fasse l'amour?". Allez, d'accord, notre héroïne n'est pas une prude. Ce sera enfin au tour du patron, franchement rétif. Plus d'homme à recruter au café. Que faire alors ?
Il reste bien le gardien du château dans sa bicoque vers lequel le chien, véritable trait d'union entre les protagonistes, mène notre Gaby. Celle-ci va s'imposer sur le matelas. Réaction abrupte du bonhomme, que la jeune femme va parvenir à apprivoiser au cours de promenades dans la campagne. "Nico" n'est pas moins piqué des vers que sa nouvelle coloc' : il garde ses chaussures crottées pour dormir, ne quitte jamais son survêt' et ne consomme que des Pépito, à défaut des Palmito ou des Figolu. Gaby saura l'amadouer à l'aide de Chocapic ! On découvrira à la fin qu'il était le châtelain, ayant volontairement opté pour la solitude et les conditions de vie misérable, tel un anachorète du XXIème siècle. Avec douceur, il va amener Gaby à dormir seule, quand Gaby va lui faire reprendre goût à la compagnie des humains ainsi qu'au confort d'un bon lit et d'un verre de vin au coin du feu. Rasé, personne ne le reconnaîtra au café : le châtelain est de retour, son gardien a disparu ! Savoureux.
Nous sommes dans un conte. Il s'achèvera par le prince charmant accueillant sa belle en son château : "on va faire plein de bébés !" lance Gaby pour se conformer au traditionnel "ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants". Pour conférer à son récit un caractère intemporel, Sophie Letourneur a exclu, explique-t-elle, tout ce qui pouvait marquer notre époque : pas de voiture, pas de téléphone portable, pas même d'argent. Pas de clopes non plus, exit les addictions, ça fait un bien fou. Le costume ayant son importance dans les contes, les personnages ne quittent jamais les leur : ni Gaby ses chaussures rouges à talon avec chaussettes de tennis blanches, ni le gardien ses godillots et son vieux pull.
Sophie Letourneur parvient avec tout le doigté nécessaire à faire exister la relation d'intensité croissante entre cette foldingue qui se drape dans sa couette pour aller faire pipi et ce vieux garçon dont la principale occupation est de faire toujours la même balade à l'aube. Ce qui les lie, c'est leur handicap social, leur "anormalité". Ils se rejoignent sur leur seule activité : marcher et dormir. Nico ne voit pas quoi faire d'autre lorsque la nuit est tombée, et Gaby s'est vue prescrire par son médecin une cure de sommeil.
Les dialogues portent avec verve la singularité de chacun. Gaby, pour retenir son amoureux et éviter ainsi la solitude, lui lance en s'offrant : "si tu restes, je fais ce que tu veux..." puis, pour contrebalancer une fausse piste : "enlève ton tee-shirt et je te fais une omelette !". Du côté de Nico, on notera son air désespéré lorsque la vendeuse du café lui annonce la rupture de stock de ses biscuits favoris. "Plus de Pépito..." lâche le gardien hagard, totalement décontenancé. On se régalera aussi de l'échange entre Gaby et le dépressif qui vient de se faire éconduire : "- ça m'déçoit... - samedi soir ? - non, ça m'déçoit... à ce soir !". Liste non exhaustive.
Si les dialogues, construits à partir d'improvisations entre la cinéaste et son frère, sont ciselés, le film n'en reste pas moins marqué par l'influence du cinéma muet, et plus particulièrement du burlesque. Il joue sur les situations : par exemple, alors que les deux ne se sont pas encore apprivoisés, dès que Gaby s'allonge à côté de Nico celui-ci se redresse comme un pantin à ressort. Lorsque Nico boit sans proposer sa bouteille à Gaby, celle-ci le regarde fixement et finit par lui réclamer. Un soin tout particulier a été apporté à la bande-son également : on pense à Tati, artisan du burlesque français, avec ces bruits de sommier, de compteur d'eau à la cabane, ces grincements de porte très présents. La musique, composée par Yongjin Jeong empruntée à Hong Sang-soo, est finement dosée, installant une atmosphère sans jamais être illustrative.
Austérité
Cette comédie pourrait être malgré tout assez banale sans la forme austère retenue par Sophie Letourneur pour servir un propos échevelé. Austère car basée sur la redondance. Les lieux, captés en plans fixes soigneusement cadrés à l'identique, reviennent inlassablement : le carrefour de la scène d'ouverture, la cabane poétiquement trouée par deux portes ouvertes, le château apparaissant derrière, l'arbre devant la maison de Gaby, des champs où paissent les vaches. Et puis le parcours de la balade : un sentier souvent boueux, une première barrière, un passage en forêt, une seconde barrière, un passage dans un champ... Ce parcours qui a valeur de rituel, Nico ne veut pas le changer d'un iota. La force de ce qui se répète immuablement imprègnera cette excitée de Gaby, qui l'entreprendra seule, de sa propre initiative, à la fin du film. Elle s'est "autonomisée", comme le lui recommandait son médecin : si elle va vers Nico, ce n'est pas par besoin comme pour son premier amoureux mais par désir. Quant à Nico, il s'est tout simplement réveillé. Le thème du sommeil prend ici toute sa valeur.
Donc répétition des plans. Pour ne rien gâcher, ceux-ci sont de toute beauté : ce Gaby baby doll est vraiment un régal pour le spectateur sensible à la plastique de l'image. Sous ses dehors de comédie un peu potache, le film de Letourneur est une oeuvre d'art. La cinéaste explique d'ailleurs s'être inspirée de Bellini ou de Vermeer, les chaussettes blanches ou le pelage du chien omniprésent permettant de donner une sorte de glacis à l'image. On saluera le plan du grand cerisier dans le pré, celui de Vincent assis devant la maison juste avant qu'il quitte Gaby, le caractère exigu des pièces de la pourtant grande maison, souligné par les dialogues et bien rendu par le filmage. Et encore un raccord parfait du chien sortant de la maison de nuit vers le jour. Liste de nouveau non exhaustive.
Certains motifs reviennent également, de façon subtile : ainsi du matelas. Valse des matelas au début du film dans la maison puisque Gaby veut transporter le sien, matelas amené devant le feu lorsque Gaby a froid, matelas viré du sommier de la cabane lorsque Nico décide de réintégrer le château. Le thème de la baignoire est aussi redondant : alors que Nico ne voit pas l'intérêt de prendre un bain, Gaby n'aime rien tant que s'y prélasser en demandant à son interlocuteur de rester à proximité - comme avec le lit.
Austérité, enfin, car il ne se passe pas grand chose dans ce Gaby baby doll, reproche que j'ai pu lire sur SC. Gaby dort, jette un oeil dehors, marche, se rend au café, recrute un homme pour rentrer se coucher. Sophie Letourneur sait toutefois parfaitement faire évoluer son "intrigue", à l'aide de micro événements. Les 88 minutes passent très bien.
Les acteurs y sont pour quelque chose. Lolita Chammah est impeccable en Madame-sans-gêne tête à claques, à laquelle on finit par s'attacher. Benjamin Biolay, dans un rôle certes loin d'être à contre-emploi, campe un Nico bourru sans jamais verser dans la caricature. Félix Moati incarne fort bien un compagnon "trop gentil", comme il le dit dans une scène coupée au montage, qui finit par péter un câble lorsque sa frustration s'exprime. Sur la bande de copains, j'aurais un peu plus de réserves : d'une part, on ne comprend pas toujours les dialogues, d'autre part ces scènes sont assez confuses dans leur écriture. Le moins bon du film, qui me rappelle le cinéma de Mickaël Hers, que Sophie Letourneur aime, notamment Memory lane où jouait... Lolita Chammah, tiens. Pour le reste, les acteurs non professionnels sont bien dirigés, tous convaincants dans ce qu'ils ont à faire. Quant au chien, il est parfait comme d'habitude : on sait que les chiens sont des acteurs hors pair, comme l'a encore confirmé l'an dernier Anatomie d'une chute.
L'ensemble donne un film tout à fait épatant. Je m'empresse donc d'ajouter le nom de Sophie-la-bien-nommée à la liste des autrices françaises à suivre.