La jungle harmonieuse et les pièges utopiques
Ce n’est pas Kirikou mais c’est de la même galaxie : Gandahar est l’une des masterpieces de l’animation française. Signé René Laloux, il se distingue par son identité visuelle et graphique ; comme dans La Planète Sauvage du même auteur, l’architecture, le macrocosme, les créatures mises en scène sont enchanteresses et débordantes d’imagination. Cet ensemble peut évoquer le cinéma (alors naissant – nous sommes à la fin des 80s) de Miyazaki mais aussi par endroits rappeler les étranges tableaux de Beksinski. S’y ajoute l’empreinte de Moebius et du style Métal Hurlant (magazine BD dont a été tiré un film éponyme) ; Laloux a confectionné son second film, Les Maîtres du Temps, avec ce dernier, initialement pour en faire une série.
De surcroît, Gandahar est le croisement entre plusieurs figures importantes de l’animation française : outre le réalisateur Laloux, c’est aussi la première collaboration entre le dessinateur Caza (déjà aux côtés de Laloux depuis quelques courts) et Philippe Leclerc, assistant ici et futur réalisateur des Enfants de la Pluie et de La Reine Soleil, où les deux hommes ont signé le prolongement de cette animation française au cachet si particulier. C’est dire comme cette pépite est consistante, multi-facette et synthétique.
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Pour autant l’œuvre tire le meilleur des leitmotivs dominants de la SF, tout en y insérant des enjeux plus orientés, à la teneur assez politique. Quand ses acolytes évoquent des guerres entre empires fantasques, Laloux expose ici l’essence de notions plus pertinentes : il explore des visions de l’éthique sociétale, des normes et modes de vie. Au-delà de l’affrontement de la science contre tout à la fois la culture et la nature, Gandahar jouit de la dualité active de totalitarismes visionnaires. Il oppose une civilisation intolérante et enivrante par sa quête d’ordre rationnel et d’affirmation à une civilisation faste dont le règne indécent du plaisir et du laxisme contrarie la précédente. Au milieu de ces deux pôles antagonistes, une foule de petites enclaves, mais, idéalisme luxuriant oblige, guère de damnés de la terre.
S’il penche évidemment vers la liberté, Laloux se fait peintre et libre-analyste plutôt que juge. Dans sa cartographie des blocs utopiques, il se consacre surtout à l’axe du Mal (qui n’est pas si unilatéral ni toxique), pendant que celui originel du Bien est contrôlé par un conseil de femmes sectaires (anecdote amusante dont on ne saura jamais si elle a joué, Gandahar a été, comme les deux autres longs de Laloux, conçu hors de France, en Corée du Nord pour celui-ci). L’armée noire, avec ses légionnaires mécaniques issus d’hommes essorés, concilie assimilation de la nature et dévouement aveugle pour un régime ambitieux. L’autoritarisme pugnace et lisse qui la mène agit autant comme répulsif que son modèle constitue une curiosité. Le mouvement mené par le Métamorphe suscite l’empathie par sa témérité et son absolutisme ; son régime semble être celui d’un sage, plus honnête et avisé que les leaders de Gandahar, obnubilé par la soif de contrôle et d’uniformité.
Ainsi Laloux affirme son scepticisme sur le pouvoir ; ainsi que sur la capacité à maintenir le paradis, préserver la paix et le bonheur. L’ivresse et la passion, nécessaires à la vie et aux progrès réels ou fantasmés, sont aussi leur poison ; leur Ying et leur Yang, impulsant potentiellement autant la régénérescence que l’auto-destruction. Il en découle un regard très nuancé et profond sur les rapports de force et les volontarismes ; et non simplement un film contre le pouvoir ou les oppressions de toutes sortes, qui exagérerait le trait ou projetterait des ennemis flous. Implicitement, le Métamorphe reproche au paradis présumé qu’était Gandahar d’être trop livide, trop vacant, trop libre et serein pour avoir encore de la valeur. Et en effet, ce pays de Gandahar où il fait bon vivre et le combat n’existe plus, ce pays n’engendre plus rien ; seulement des automates tranquilles et policés.
http://zogarok.wordpress.com/2014/11/04/gandahar/