Manoel de Oliveira ne voulait pas signer un film sur la pauvreté pensant que cette dernière ne pourrait être visible au cinéma que par le biais du documentaire. Mais cette vision ne s'appuie que sur les caractéristiques palpables de la pauvreté. Palpable non pas dans le sens qu'on puisse toucher la pauvreté mais la ressentir. De Oliveira obscurcissait alors le fait que la pauvreté est également, voire principalement, morale. C'est justement la force de son film d'allier une pauvreté visuelle, morale et même cinématographique. "Gebo et l'Ombre" est aussi l'alliance de la mort et de la pauvreté. La notion d'ombre n'est pas seulement destinée à cette présence pesante et fantomatique d'un fils à la dérive, mais aussi à la mort physique qui guette ces êtres arrivés en bout de course, et à la mort morale entraînée par une stagnation des idéaux perdus, suite à une acceptation de sa condition par le pauvre même. C'est en créant des liens intimes entre moralité, vieillesse et pauvreté financière que Manoel de Oliveira vise l'universalité et fait de son film une oeuvre marquante.
"Gebo et l'Ombre" est la confrontation entre des visions différentes de considérer le fait de vivre, mais qui prennent chacune comme socle le fait d'être né, resté ou devenu pauvre. Chez Gebo, la nécessité de vivre n'existe pas. Il ne recherche ni passion, ni sensation pour mieux accomplir son "devoir". Le fait de désigner la vie comme un devoir symbolise Gebo comme un individu qui se pliera à la vie coûte que coûte en basant son comportement principalement sur l'acceptation de sa condition. Il ne cherche pas à s'en sortir, il ne veut rien changer de sa routine. Gebo n'est pas un vivant mais un travailleur. Il travaille jour et nuit puisque l'occupation ne donne aucune place à la pensée, et donc à une réflexion sur son sort. Il suffit de le voir instinctivement revenir, tout au long du film, à ses comptes, chiffres en dehors de toutes réalité. Toute la génération vieillissante ne vit pas le présent puisqu'il est le témoin de leur condition misérable, ne souhaite pas le futur forcément morbide (Candidinha - attachante Jeanne Moreau - n'a-t-elle pas déjà préparé sa mise en terre clamant haut et fort que la mort est si proche que ses "palpitations" peuvent l'avoir d'un instant à l'autre). Seul l'évocation fugitive d'un passé de séducteur fera naître un instant de joie, vite oublié. Le passé a déjà été modifié par un travail d’auscultation, pour ne garder que l'essence même de la vie. Pour Doroteia/Claudia Cardinale, la vie est encore plus cruelle. Elle vit dans la misère, comme les autres, mais y ajoute l'illusion d'un bonheur maternel bercé par des mensonges. Elle repose son souffle sur un fils discutable et égoïste, méprisant les êtres véritables (Gebo et Sofia) qui cherchent son bien. A cette immobilisme morale s'oppose un souffle révolutionnaire: Joao, l'ombre. Il revient non pour permettre un nouveau départ mais pour bousculer mentalités et émotions et poussé à la destruction. Il apporte les notions d'une âme noire qui recherche, elle, le sentiment de vivre, de sentir la vie même si elle ne sera représentée que par la faim. Les questionnements qu'il apporte sont des discours philosophiques qui marchent encore dans nos sociétés. Il met en avant la place de la déviance qui existe en tout être. La déviance ne s'exprimant que par la présence d'une norme acceptée par d'autres individus. Ainsi, suivant la position du locuteur le déviant sera Joao ou ces non-êtres refusant de vivre.
Manoel de Olivera calque cette pauvreté sur sa mise en scène, ne cherchant ni effet superflu de caméra ni onirisme puéril. L'immobilisme moral est un immobilisme cinématographique. Manoel de Oliveira se concentre sur une table - seule possession qui leur permet une socialisation. Seul emplacement où la misère se pose, là où elle se vide et s'exprime. Dans cet antre délabrée, l'unique fenêtre ouvre sur un monde pluvieux, triste et maussade - reflet de l'intérieur. Le divin s'exprimera ironiquement par une lueur de soleil au moment le plus sombre de l'oeuvre. Manoel de Oliveira exprime tout de même dans cette immobilisme - qui peut être critiqué, mais qui est cependant nécessaire - sa maestria. Il fera un simple mouvement de caméra, il décale l'angle de son plan pour laisser entrer dans le champs visuel le coffre qui renferme l'argent. L'immersion est d'une ironie terrifiante. L'entrée de l'argent, qu'ils ne possèdent pas et ne posséderont jamais, marque une rupture dans l'histoire et fait sortir les vrais visages. Candidinha/Moreau s'octroie le rêve de commander, Doroteia/Cardinale retrouve le sourire, Chamiço/Cintra rêve à une culture riche. Mais la tristesse du sort s'acharne sur les pantins de Oliveira pour les amener dans un gouffre où seule la mort permet la délivrance. Cette seule inclinaison dans la vision exprime le rêve de toute une classe et amène une tension suite à l’appât du gains d'un fils-malfrat. Le pessimisme par lequel De Oliveira clôt son film est significative de sa vision de la pauvreté, condition immuable de l'âme humaine simple.
"Gebo et l'Ombre" est tant philosophique que cinématographique, tant poétique que théâtral. De Oliveira montre encore la force l'image et signe une oeuvre délicate et sublime.