Collaborateur aux Cahiers du Cinéma, fondateur de la société de production Les films du losange à seulement 22 ans, réalisateur de deux premiers longs métrages emblématiques de la culture hippie mis en musique par Pink Floyd, More et La Vallée, Barbet Schroeder surprit une fois de plus en 1974. Sur une idée du producteur Jean Pierre Rassam désirant produire pour la télévision une série de documentaire sur des chefs d'État, le cinéaste Suisse décidait de mettre en scène un film sur le récent président à vie autoproclamé ougandais, le Général Idi Amin Dada. Fasciné par ce personnage au pouvoir depuis son coup d'État en 1971, Barbet Schroeder contacta le dirigeant ougandais, se mettant de ses propres mots "à son service" afin de réaliser un autoportrait du Général, tout en lui cachant bien la nature réelle de l'entreprise, montrer implicitement le caractère dictatorial et grotesque de son régime.
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Général Idi Amin Dada, Autoportrait est un documentaire rare. Jouant avec malice avec la vanité de ce personnage hors du commun, bigger than life, Barbet Schroeder réalise un portait au style singulier. Sans commentaires ou musiques additionnelles, le film suit les pérégrinations présidentielles du Général Amin Dada à travers le pays. Se mettant en scène lui-même, Schroeder lui laissant l'impression de faire le film, Amin Dada joue avec la caméra, indique ce qu'il faut filmer, propose des scènes, telle l'une des plus invraisemblables, la répétition de la reconquête du plateau du Golan par l'armée ougandaise sur une colline de Kampala (il avait promis d'aider la Syrie d'Hafez El Assad à vaincre Tsahal). Seule « initiative » du réalisateur, celle de proposer au dictateur de filmer le Conseil des ministres lui signalant que cet ajout serait important pour son image. En sept points, le président ougandais fait la leçon à ses ministres et explique ce qu'il attend d'eux : 1/ "Vous ne devez pas être faibles !" , 2/ "Les ministres, les gouverneurs ou hauts fonctionnaires et le peuple du pays doivent aimer leur leader [...] Il faut apprendre au peuple à aimer son leader", 3/ "Il faut apprendre à tout le monde à travailler avec détermination", etc., avec l'un des rares commentaires de Schroeder nous révélant que l'un des ministres pris pour cible lors de ce conseil sera retrouvé mort. Ubuesque, s'apprêtant à la satire, le dictateur ougandais n'en demeure en effet pas moins un personnage dangereux comme le rappellent les deux fusillés entassés dans un camion qui concluent macabrement l'introduction du long métrage, ou l'attention portée par Amin Dada aux dits reptiles...
S'adressant autant à la caméra qu'aux spectateurs occidentaux, Amin Dada fait également partager à son assistance ses nouvelles opinions en matière de politique internationale. En rupture avec Israël depuis ses déclarations incendiaires contre le sionisme et le renvoi de leurs ressortissants, le président confirme son soutien à la cause palestinienne, souhaitant la bienvenue aux membres de Septembre Noir (auteur de l'attentat aux JO de Munich la même année contre la délégation israélienne), tout en mettant en garde les occidentaux de bien choisir leur avion : "Prenez Air France ! Prenez East African Airways ! C'est très bien !". Une assertion qui ne manque pas de piment. Deux ans plus tard, un avion d'Air France reliant Tel Aviv à Paris sera détourné le 27 juin 1976 par un commando palestinien appartenant au FPLP, l'avion se posant sur invitation d'Amin Dada à l'aéroport international d'Entebbe, avant qu'un raid israélien mené par le Mossad ne libère la majeure partie des otages et ne détruise la totalité des avions de chasse de l'armée de l'air ougandaise. Deuxième mention prémonitoire, les tensions évoquées sous le ton de la plaisanterie avec le Président Julius Nyerere. La Tanzanie est devenue depuis 1971 la terre d'accueil d'Obote et des rebelles qui tenteront une première fois en 1972 de renverser le pouvoir d'Amin Dada. En 1978, le Général ougandais lancera ses troupes contre son voisin dans le but d'annexer ses provinces du nord, prélude d'une guerre qui se conclura par la défaite d'Amin Dada et par son départ forcé chez son ami libyen avant de rejoindre l'Arabie saoudite. "Je sais, car je l'ai rêvé, exactement quand, comment et à quelle heure je mourrai. Je sais l'année et la date. Je le sais déjà, et c'est un secret", Amin Dada se garda bien en effet d'avouer qu'il mourra le 16 août 2003 depuis son exil saoudien, sans n'avoir jamais été inquiété par une quelconque autorité internationale...
De cet échange pervers entre le pouvoir de la caméra et le pouvoir politique, Barbet Schroeder livre avec Général Idi Amin Dada, Autoportrait un réquisitoire à charge d'une rare intelligence contre toutes les formes de dictature, et un rappel salutaire des méfaits de la colonisation dans sa conclusion, car : "Après un siècle de colonisation, n'est-ce pas en partie une image déformée de nous-même qu'Idi Amin Dada nous renvoie".
Indispensable.
http://www.therockyhorrorcriticshow.com/2017/05/general-idi-amin-dada-autoportrait.html