« Il faut savoir sortir du cadre » peut-on lire sur un mur pendant le film. Cette inscription, tag parmi les tags, peut paraître anodine mais elle sonne un peu comme la note d’intention de tout ce film étonnant, inégal, foisonnant. Il ne fallait pas moins de trois adjectifs pour qualifier « Geronimo » le tout nouveau film de Tony Gatlif, 10 ans après son Prix de la mise en scène pour « Exils » à Cannes, en 2004. Entre temps, il y a eu d’autres films mais Tony Gatlif, sélectionné cette année en « Séance spéciale » à Cannes, revient en force avec une mise en scène qui sort littéralement du cadre. Pour un premier film urbain, comme il ne cesse de le répéter, on ne sent absolument pas le carcan de la ville, Tony Gatlif s’offre la même liberté de mouvement que dans les paysages algériens d’Exils. Il contourne les obstacles, les élimine. Dès lors, sa caméra ne s’arrête pas devant un mur, elle suit l’acteur, sans ménagement, sans arrêt, à 360°.


Ce souffle de liberté est merveilleusement retranscrit dans une première scène bluffante qui s’offre dans un long travelling déjanté où l’on suit la course folle d’une mariée, Nil (Nailia Harzoune), qui vole vers son bien aimé, fuyant par la même occasion son mariage avec un homme plus âgé de son « clan », de sa « famille ». Lui, Lucky (David Murgia) – bien nommé ?- arrive dans un vacarme assourdissant sur sa mobylette. C’est flou, nos yeux s’accrochent pourtant à l’image comme Nil à Lucky. Son rire, à gorge déployée, arrive après l’essoufflement, la musique envahie la salle : c’est la libération.


Le point de départ du film le fait osciller entre « Roméo et Juliette » (l’amour impossible entre deux membres de clans rivaux) et « West Side Story » (pour l’affrontement de territoires) mais ce dernier s’en détache bien vite pour atteindre sa folie à lui, ses propres imperfections. Nil fuit un mariage arrangé avec un homme plus âgé qui lui fait peur, le jour de son mariage. Issue d’une communauté turque qui vit près de ses frères ennemis, des gitans, elle part rejoindre Lucky qui n’est autre qu’un membre du clan opposé. C’est l’histoire centrale : celle qui va surtout opposé le frère de Nil au frère de Lucky. L’un se bat pour l’honneur de sa famille – avec une honte et une haine sans failles – l’autre cache son frère et se joue de cet affront. Au lieu de joutes verbales ou sanguinaires, ils s’affrontent en dansant. Dans des scènes, mêmes les plus insoutenables, qui durent, durent, durent et où la musique s’élève comme un cri, Tony Gatlif évite (presque) le sang, et chorégraphie chaque affrontement qui est avant tout celui de plusieurs corps, en tension, qui dansent. Les numéros qui nous sont offerts s’écrivent entre musique et haine, la violence est transcendée. Si des corps chutent, c’est presque par erreur, quand ça devient trop pesant. Pourtant, beaucoup d’affrontements, caméra collée aux corps ou se soulevant de la foule, se terminent par des regards qui apaisent, disent stop. Ce n’est pas forcément réaliste, c’est un souffle, une course sans fin à travers de grandes usines à l’abandon, sur la plage ou dans les herbes hautes. Ils font la guerre, en dansant, réintroduisent de vieilles traditions et ne laissent aucune chance à une femme de choisir une autre voie que celle de ses « pères ». Dans la robe en tulle blanche, incongrue et magnifique, qu’elle porte pendant toute la première partie du film, Nil sait que c’est terminé « je ne reverrais jamais ma mère », se dit-elle à 16 ans, seule.


A côté de ces scènes explosives de confrontation, Tony Gatilf met en scène l’amour dans sa pureté première. Deux jeunes gens bravent tous les dangers dans l’inconscience de ce qu’ils déclenchent autour d’eux, sourds à la traque dont ils sont victimes avec un seul objectif : être ensemble. Quand ils se rejoignent et se prennent dans les bras, c’est la naïveté, le rire, et la liberté (la mer n’est jamais loin) qui dominent. Fini la grisaille, c’est la terre à perte de vue qui s’offre à eux. Cet amour, presque improbable, est magnifique, revigorant et effrayant par toutes ses conséquences. La jeunesse est sacrifiée, détruite. Comme le dira l’un des personnages, en substance : « c’est toi qui a créé le monde, je le squatte ». La liberté de la caméra est éphémère, à tout moment les personnages peuvent tomber, s’effondrer. Chacun est entier, ne voulant pour rien au monde dévier de son chemin. Si le scénario frôle parfois le ridicule, il ne tombe jamais dedans, sachant toujours être totalement pris dans l’énergie de ses acteurs, de son histoire dingue, irréelle mais tellement prenante.


Geronimo apparaît d’emblée en force, donnant des coups de boules à qui veut l’affronter, aidant les autres dans un sacrifice complet de son corps et de sa vie, sans (presque) jamais y voir d’alternative. Deux forces pour ce personnage : que ce soit une femme pas naïve/ingénue et qu’elle soit interprétée par Céline Sallette. L’actrice de 34 ans, impliquée dans des projets viscéraux (« Meurtrières » , « L’Apollonide » et « Mon âme par toi guérie ») promène ses grand yeux gris-bleus sur tout le film, courbe l’échine, court à perdre haleine, hurle des noms, apaise des consciences, avec une voix inoubliable et un abandon total. Ce « lâcher prise » a un prix : être totalement impliquée et devoir construire des utopies à fêlures. Le film veut croire en la rédemption, en la résolution d’un conflit, il se termine (presque) « bien » mais sans happy end nauséeux, sans cynisme, sans prétention, tout en détruisant ses personnages, qu’il entraîne jusqu’au bout. Des deux clans qu’il filme, Tony Gatlif, fait des danseurs bataillant pour un honneur qui les dépasse. A côté d’eux, il y a une « cité » où Geronimo s’occupe de jeunes affranchis de parents et de règles et pour lesquels elle croit encore « aux miracles ». Pourtant, ils sont déjà baignés dans cette violence de laquelle elle tente de les éloigner. On sait qu’elle a échoué déjà, qu’elle échouera encore (« quoi tu vas encore nous emmener au cirque ou à la plage ? » lui lancent ses anciens protégés aveuglés par leur combat), pourtant, elle veut y croire. Elle ne dort presque pas, elle reste dans les mêmes vêtements (à une variation près) : petite jupe rouge et tee-shirt bleu sans forme. La fraîcheur des glaçons est la seule caresse qu’elle reçoit. On sait qu’elle aussi est passée par là, sans misérabilisme. Elle observe cette jeunesse enclavée qui vole, qui ne fait pas trop de mal, qui attend, qui ne sait pas trop quoi faire. Le regard qu’elle porte, et au-delà le réalisateur, est tendre, parfois « drôle ». Ils sont l’à côté de la guerre des clans qui s’est lancée juste à côté. En sauver un seul serait déjà une prouesse. Ce personnage-là mérite de donner son nom au film. C’est un cri, un regard, un discours, une violence sourde. Enfin, en utopiste fêlée, Geronimo veut croire qu’elle peut atteindre Barcelone, sans heurts, et tout recommencer.


Un geste collectif


Le film a avalé l’élan et l’énergie de ses acteurs, il est vivant, entier. C’est même plus qu’un film. Tony Gatilf ne voulait pas qu’ils jouent, qu’ils soient des acteurs. Ils incarnent bien des personnages mais sans ligne directrice forte, sans jouer aux acteurs, en vivant leurs rôles par le corps puisqu’ils sont pour la plupart des danseurs. Le film foisonne dans des scènes très fortes qui nous marquent à jamais. Il est loin d’être parfait, mais c’est ça qui fait sa force : son inégalité, sa liberté, son humanisme. On sent que le film est né d’un véritable besoin, que chacun y a mis son énergie, son corps, son cœur. Une image fugace le dira mieux que tous les mots du monde : le soir d’une avant-première parisienne, Tony Gatlif et Céline Sallette se tenaient par le bras, main dans la main, s’accrochant, et ils se sont avancés vers le public, d’un bloc. On ne savait alors plus qui maintenait l’autre mais ils étaient debout, avec leurs tripes.

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le 15 oct. 2014

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