Ghost Song
6.7
Ghost Song

Documentaire de Nicolas Peduzzi (2021)

Ville fantôme. Chant fantôme. Nicolas Peduzzi, réalisateur et co-scénariste, secondé par Léon Chatiliez, également au son, et par Aude Thuries, ricoche sur son précédent documentaire, « Southern Belle » (2018), et, à partir d’un lieu, la ville de Houston, aux Etats-Unis, et des personnages qu’il y a rencontrés, poursuit et approfondit son exploration des marges, en se centrant sur trois nouvelles figures : Will, beau jeune homme au visage calme et rêveur, musicien, banni par un père richissime et intolérant, Nate, plus lourd et encore tourmenté par une rupture amoureuse, alors qu’il avait touché du doigt l’accès à la paternité, enfin la chanteuse de hip-hop Alexandra, alias Bloodbath, nièce de George Floyd, même si elle n’aime pas en parler et préfère évoquer d’autres compagnons de son gang abattus en pleine rue, dans le cadre de règlements de comptes.


Tous vivent dans le quartier nommé Third Ward, secteur aux maisons basses et aux grands arbres, habité par plusieurs célébrités. Tous ont connu la douleur des arrachements, de la perte, et traînent une vie à la dérive, qui semble ne leur être supportable qu'à grand renfort de drogues ou de tranquillisants ; quand il ne s'agit pas de la codéïne, cette substance qui ralentit le rythme de leur musique et donne le screw, si typique de la ville de Houston. A l'image, Laetitia de Montalembert, Francesco di Pierro et Nicolas Peduzzi lui-même promènent leur caméra le long des artères infinies de la ville gigantesque, aperçue depuis les vitres d'une voiture. Plus souvent nocturne que diurne, cette déambulation en mode psychédélique capte les scintillements des installations qui font miroiter leurs paradis artificiels et mouvants ; ou bien progresse sous les déluges d'eau qui annoncent l'ouragan à l'approche, répercuté aussi au son par les bulletins météos diffusés sur tous les médias. Trombes d'eau qui semblent provenir tout autant du ciel, forcément déréglé, que de l'âme endolorie des protagonistes. Le montage, par Nicola Sburlati et Jessica Menendez, joue parfois d’un décalage son / image mais, le plus souvent, épouse le rythme de la musique, celle de Jimmy Whoo, celle créée ou écoutée par Will et son oncle David, Nate ou Alexandra, mais aussi celle empruntée au répertoire classique, qui vient souligner la grandeur et la dimension tragique de ces destins fracassés.


De beaux moments, des îlots de vie heureuse, témoignent très ponctuellement de ce qui aurait été possible, de l'autre vie qui aurait pu être, comme ce duo en apesanteur, chant et guitare, entre Will et son oncle, où les blessures et la rancoeur peuvent enfin se dire, s'avouer, et se nouer en musique, plutôt que de se convertir en haine indépassable ; ou encore cette rencontre, touchante, séduisante, elle aussi suspendue, entre Alexandra et la belle jeune femme qui sera sa compagne et la mère de leur enfant. Mais le malheur reprend vite le dessus, avec les morts, les blessures par balles, et, dans un univers devenu paranoïaque, la fuite aux abois qui pourra en découler, malgré les fugaces tentatives de dépassement en forme d'exhibition des plaies. Car la question du regard est omniprésente - regard sur l'autre, sur soi, images volées, images de soi... -, rendant particulièrement ténue la frontière entre mise à nu, aveu, et cabotinage ; une ténuité parfaitement assumée, voire explorée avec une belle lucidité par Nicolas Peduzzi.


Et toujours, comme toile de fond et mise en tension, cette approche de l'ouragan... Mais on se rend vite compte que la menace est loin de se trouver seulement à l'horizon, puisqu'elle a déjà éclaté et causé ses ravages. La vie filmée par Nicolas Peduzzi apparaît ainsi non seulement comme tout entière cernée de destruction, mais comme entée sur de la destruction. Une vie en état d'apocalypse, dans laquelle l'ouragan ne serait pas un accident, mais une épiphanie. D'où le fait que ce météore est autant craint qu'attendu, comme une libération des forces authentiquement en travail dans le monde.

Créée

le 8 avr. 2022

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Anne Schneider

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