Comme Bagdad Café sorti en 1987, What’s Eating Gilbert Grape travaille l’idée d’enchantement du quotidien à partir d’un personnage principal, le Gilbert qui donne son nom au film et consacre son temps à une famille qui peine à l’en remercier et dont la gratitude se formulera in extremis, par un départ du domicile puis un retour preuve de fidélité. Aussi le grand frère apparaît-il tel un chevalier de lumière dont le sol de l’Iowa dans lequel il est englué constitue un terreau apte à la germination d’un imaginaire de l’évasion et de l’idylle amoureuse, toutes deux incarnées par la jeune Becky et sa caravane. Un chevalier servant soucieux d’aider son prochain et qui donne sans rien attendre en retour ni même avoir conscience d’un tel comportement.
Lasse Hallström filme Johnny Depp comme un saint ignorant tout de sa sainteté, un ange brûlé par le soleil et bercé par la nuit qui maintient du mieux qu’il peut sa famille, remplaçant un père, s’improvisant amant ou petit-ami ; il est celui qui met le feu aux allumettes pour embraser une cigarette ou offrir à sa mère une crémation à la fois solennelle et digne, loin du « ridicule » tant redoutée par celle-ci. D’excellents acteurs campent de très beaux personnages, à la complexité brute et constamment à fleur de peau, à commencer par ledit Johnny Depp et le très jeune Leonardo DiCaprio, aussi bluffant que bouleversant dans le rôle d’un adolescent handicapé.
What’s Eating Gilbert Grape rejoue l’ensemble des thématiques chères au cinéaste, soit l’irruption d’un protagoniste dans une région particulière et le bouleversement produit sur les modes de vie, irruption synonyme de réenchantement du quotidien par une initiation à l’amour et à la liberté individuelle. Il réussit ici à saisir l’essence de la small town américaine avec un mal-être qui suinte des vitrines, des rues désertes, de la population. La ville est la manifestation extérieure, le cadre général qui rejouent le drame familial, soit la captation d’étincelles de vie après une catastrophe : l’ouverture d’un hypermarché non loin de là, la disparition du mari et père, l’isolement géographique, tout cela concourt à peindre un paysage-état d’âme écarté de toute grandiloquence romantique, raccordé à ce fond d’indicible enfoui en Gilbert. Une œuvre poétique, humaine et déchirante.