Il y a clairement deux manières de regarder "Glass", et le plaisir qu'on en tirera variera du tout au tout. La première est en passionné de culture de super-héros et de blockbusters parfaitement exécutés : dans ce cas, passée une première demi-heure impeccable qui fait l'unanimité, on s'ennuiera vite devant des dialogues interminables, des facilités scénaristiques un peu indignes du riche passé de Shyamalan, et une certaine lourdeur dans la démonstration de ses théories sur la vraie nature du super-héros américain (obsession infantile allant jusqu'à la maladie mentale ou bien réalité soigneusement dissimulée derrière une culture faussement régressive, la question posée par "Incassable" est ici creusée "jusqu'à l'os" !). Sans parler d'un double twist final certes efficace, mais qui fait quand même "effet de signature", signalant le vrai retour aux affaires du créateur du "Sixième Sens". On sortira du film frustrés et un peu déçus... Sauf qu'on n'aura pas vu le film que notre ami M. Night a voulu faire, celui pour lequel il a hypothéqué sa maison, c'est à dire un vrai film d'auteur - appellation facilement dévoyée et enfin parfaitement appropriée avec "Glass".


Car peu importe si Shyamalan, féru de culture populaire et horrifié - comme toute personne à peu près sensée et ayant dépassé l'adolescence - par les imbécilités décérébrées des maisons Marvel et DC, s'est attelé à proposer une alternative adulte à leurs "univers" : on peut très bien vivre sans ça. Par contre, deux heures dix minutes d'émotion brûlante, de mélancolie asphyxiante, de pure poésie populaire, mises en scène, non, plutôt orchestrées avec une intelligence et un brio inégalés dans le cinéma commercial (une fois encore, on peut parler de la continuation, en plus ambitieux, du meilleur travail d'un Steven Spielberg...), ça ne se refuse pas. Comme dans chacun de ses films, les moins bons comme les meilleurs, Shyamalan filme ici l'humanité dans sa souffrance quotidienne, le long d'un véritable chemin de croix : enfances massacrées, aspirations et talents méprisés et qui deviennent d'insupportables fardeaux, identités annihilées par des systèmes politiques totalitaires, maladie puis vieillesse détruisant le corps et bientôt l'esprit, impossibilité de dépasser la tragédie individuelle. Il nous raconte ce que nous sommes, comment nous vivons, avec une sensibilité aiguë, une empathie flamboyante, mais il filme aussi la sublime déchirure de l'Amour - plutôt filial, maternel ou fraternel que sexuel... (mais ce n'est que le début d'une longue carrière, non ? A quand un vrai, un pur mélodrame à la Douglas Sirk, Night ?). Il porte ses acteurs à l'excellence absolue, avec une sorte d'évidence terrassante : James McAvoy est ici bouleversant, dépassant la pure virtuosité de l'incarnation de ses multiples personnalités, pour devenir une sorte de représentation totale de l'humanité déchirée, de l'enfant à "la bête".


On sait, depuis la magistrale dénonciation des mensonges bushiens qu'était "le Village", que le cinéma de Shyamalan est également un commentaire politique sur son époque : le final de "Glass" - et son fameux double twist - est avant tout une déclaration de guerre aux mensonges de ceux qui nous gouvernent, qui prétendent savoir mieux que nous ce qui est "bon pour nous", et une célébration - un tantinet idéaliste, oserais-je dire "capraesque" ? - du pouvoir de la Connaissance, de la Vérité lorsqu'elles réussissent à émerger, et à réunir d'abord trois personnes aussi dissemblables que les personnages que Shyamalan a repris de "Incassable" et "Split", et ensuite, peut-être, l'humanité entière. Dans son habituelle vision "new age", souvent raillée mais indéniablement sincère, Shyamalan nous affirme croire encore à notre évolution, tant spirituelle que physique, nous permettant de dépasser enfin cette solitude originelle qui est la malédiction de ses héros.


Ce dialogue jamais vraiment résolu entre une maîtrise formelle à nouveau exceptionnelle du médium cinéma et un excès dérangeant - et, c'est vrai, assez naïf - d'ambition thématique, fait du cinéma de Shyamalan une extraordinaire aberration. "Glass" ne peut que diviser le public entre sceptiques n'y trouvant pas leur compte et adeptes sortant de là profondément bouleversés et stimulés. Il a donc tout d'un film condamné à l'échec commercial malgré sa puissance et à cause de sa singularité, et on a bien peur que Shyamalan ne perde sa maison. Il ne perdra pas notre amour.


[Critique écrite en 2019]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2019/01/19/glass-le-retour-des-super-heros-facon-shyamalan/

EricDebarnot
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le 19 janv. 2019

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Eric BBYoda

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