Un film sans dialogue, donc universel, la belle idée. Car même le cinéma muet ne l'était pas, dépendant des "cartons" explicatifs entre les scènes. Alain Cavalier l'avait déjà fait, dans un style différent, avec son tout aussi perturbant Libera Me.


Lech Majewski est un vidéaste plus qu'un cinéaste, il vient de l'art contemporain. Glass Lips tente donc de se situer à la croisée du film d'auteur et du film d'artiste. Pari à moitié gagné seulement. Pourtant, nous tenons-là du grand cinéma.


A moitié gagné, c'est-à-dire, environ la moitié du film car cette première partie parvient à faire passer une cohérence narrative :
- un bébé hurlant, abandonné, le cordon ombilical non encore coupé, dans un vaste cirque de montagnes (photos sublimes de lacs de montagne, confinant à l'abstraction) ;
- on voit la photo de ce site dans la chambre d'un jeune aliéné, ce qui permet de faire le lien ;
- on pense alors revivre l'accouchement de la mère, qui expulse une lourde pierre ;
- douce scène de l'enfant avec sa mère nue, un violoncelliste derrière (le grand-père du héros ?), presque un tableau ;
- un peu plus tard, scène de souper avec le jeune garçon, martyrisé par son père qui lui met un collier de chien et l'oblige à se nourrir comme son berger allemand ;
- l'enfant est ensuite ligoté par ses deux parents, l'oppression se poursuit ;
- on le retrouve priant un Christ suintant du sang ou de la sève, on croit comprendre qu'il s'identifie à lui ;
- puis l'enfant joue au train électrique (son crâne nous rappelant la pierre des débuts) aux pieds d'une autre femme, brune ; irruption du père qui punit de nouveau ce fils parce qu'il a mis le feu à sa voiture de pompier (super scène où la voiture se cogne contre les murs, évoquant la folie), en lui mettant un sac sur la tête ;
- joli raccord sur un musée où le fou prend la place du Christ dans la reconstitution d'un tableau ;
- c'est ensuite le père qui s'inflige les mêmes rituels, manger dans une écuelle comme un chien puis le sac sur la tête, après qu'il a "crucifié" son épouse pour lui faire l'amour.


Tout cela entrecoupé de scènes dans l'asile, parfois comiques (le fou qui montre du doigt une direction, dont les infirmières au passage baissent le bras, à chaque fois sans succès), parfois insolites (la partie d'échecs avec son père, avec un bruit différent pour les blancs et pour les noirs), parfois tragiques (le héros qui se jette avec son casque moto contre un mur, la fille qui se laisse "crucifier" comme la mère du héros par son père).


Jusque là, tout allait pas trop mal, on pouvait à peu près suivre le fil d'un récit. Et puis sur la fin, c'est le feu d'artifice :
- une scène où le père va sacrifier son fils en haut d'une montagne, tel Abraham (très beau plan sur le fuselage de la voiture à ras du sol) ;
- le fils s'essayant à écrire à côté d'une succession de carcasses, parmi lesquelles sa propre mère ;
- la femme brune (la secrétaire du patron ?) qui s'entraîne au punching ball sur un plateau de théâtre ;
- une scène où le père descend plus de 300 étages pour retrouver cette secrétaire, gagner son bureau où sa femme apparaît volant tel un ange à la fenêtre ;
- toute une foule de femmes collées à des arbres se faisant caresser par des hommes ;
- un homme qui sacrifie un bouc (retour sur l'histoire d'Abraham) avant de violer une femme qui passait par là (j'ai adoré les bouquins pornos qui tombent comme des grelons) ;
- des femmes qui se jettent dans une piscine toute habillées, filmées du dessous ;
- le père et le fils assistant à la crémation de la mère, tombée sur son plancher ;
- le père se consolant avec une poupée gonflable, bouche grande ouverte, dans une danse nostalgique.


Tout cela - et j'en oublie - remarquablement filmé, car Lech Majewksi est un esthète.Il semble que ces scènes aient été conçues pour des expositions où le visiteur était immergé dans différentes pièces. On comprend mieux la difficulté d'en faire un tout cohérent. J'imagine bien, en tout cas, l'effet qu'elles pouvaient produire. Il faut souligner aussi le très beau travail sur le son diégétique qui évoque le cinéma de Tati (exemple : lorsque le fou déchire la photo), la très belle bande son (uniquement des voix le plus souvent) et les nombreuses idées créatives (le réveil dont les aiguilles tournent à l'envers, ce qui peut signifier qu'on va opérer un retour sur l'histoire de ce jeune gars).


Manque certainement, donc, à ce Glass Lips, pour être pleinement dans le champ du cinéma, un propos clair, une direction affirmée, comme il y parvient au début. Toute la deuxième partie m'a semblé passablement absconse, rappelant à certains égards le cinéma de Peter Greenaway : on est perdu, mais quelle beauté à l'écran !

Jduvi
8
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le 14 mai 2020

Critique lue 179 fois

Jduvi

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