Quand on s’appelle Gloria (prénom ö combien chargé de mémoire au cinéma, il suffit de se souvenir du film de John Cassavetes en 1980), peut-être est-on investi d’un devoir de mener une existence hors normes, celle d’une femme déterminée, qui lutte pour faire partie de la société, ne renonce pas, ne se résigne pas en dépit des coups du sort. Le quatrième long-métrage du chilien Sebastián Lelio (La Sagrada Familia, Navidad et El Año del Tigre, ce dernier jamais sorti en France) met en scène cette femme, Gloria, 58 ans, divorcée depuis une douzaine d’années, mère de deux enfants qui ne s’intéressent guère à elle, résolue à faire partie du monde, à rester connectée et, en quelque sorte, désirable pour un autre homme. Pour cela, elle fréquente les dancings de Santiago, dansant, buvant et fumant, où elle rencontre Rodolfo, un homme doux et prévenant, cependant incapable de prendre de la distance avec son ancienne famille, son ex-femme et ses deux filles.
Interprétée par Paulina García (une véritable ‘institution’ dans son pays, où elle est à la fois actrice de cinéma et de télévision, metteur en scène de théâtre), Gloria est de tous les plans et est ainsi érigée de fait en personnage principal, volonté express du réalisateur de propulser au premier plan un personnage habituellement secondaire. À la fois empathique et cruel, affectueux mais sans apitoiement ni désir de travestir la vérité, le film dépeint donc une Gloria qui peut tout aussi bien être manipulatrice et envahissante, dirigiste et sèche que complètement larguée, submergée par ses peurs de ne plus y arriver, de ne plus trouver l’énergie de rebondir, de continuer. Derrière ses grosses lunettes qui lui font un visage de héros des mangas japonais, terriblement humaine et incapable de réellement dissimuler ses sentiments, Gloria observe et cajole, enjolive et séduit, soigneusement maquillée et vêtue, tirant avec distinction sur ses longues cigarettes.
Si le destin de Gloria, femme vieillissante et esseulée que ses cadettes regardent avec un léger dédain, ou ne regardent plus du tout, trop occupées elles-mêmes à séduire, à consumer les feux d’une jeunesse et d’un éclat qu’elles pressentent sans doute ne pas durer, se faner jusqu’à détourner le regard et l’attention des hommes convoités, il n’en est pas moins radicalement inscrit dans l’histoire et la culture chiliennes. Quand un pays s’est libéré récemment du joug de la dictature, il n’a pas très envie de regarder vers le passé, mais au contraire de se tourner résolument vers l’avenir et de profiter ainsi d’une liberté chèrement acquise. Gloria est porteuse de cette liberté et de cette énergie incroyable qui aspirent à toujours plus de changement et de modernisation. Sans doute le timoré et fuyant Rodolfo est-il un fossile, ou pour le moins un insistant et insupportable rappel, d’une époque révolue. À laquelle Gloria, femme moderne en phase avec la période de mutations de son pays, tourne le dos, prête à danser jusqu’au bout de la nuit, prête à (re)conquérir le monde. Au milieu du champ de bataille qui est, en somme, la quintessence de la vie humaine, Gloria renait perpétuellement et la proximité voulue par Sebastián Lelio (plans rapprochés du visage, nudité frontale,…) nous en rend les témoins émus et emportés.