Gravity par Jean-MaxenceGra
GRAVITY : DO YOU COPY ? (attention spoiler : ne pas lire si vous n’avez pas vu le film)
Comme toutes les œuvres notables, et celle-là l’est, le très réussi Gravity donne lieu à plusieurs niveaux de lecture qui, loin de s’exclure, se renforcent, comme des orbites différents encerclant un même noyau narratif.
Le survival d’abord dont l’efficacité repose sur une grande économie de moyens, non pas techniques mais diégétiques, toute classique : le nombre, de plus en plus réduit, de personnages, l’unité de temps que l’abondance des plans séquences sursignifie, l’enchaînement au cordeau de l’action, ancrent le film dans les canons tragiques avec pour fatum le retour toutes les 90 minutes d’un nuage de débris de satellites (on appelle ça le syndrome de Kessler) qui fait de l’espace proche une vaste poubelle mais lancée à grande vitesse sur un couple de cosmonautes au travail sur Hubble. Le danger est ici purement anthropocène et nous sommes loin des confins de l’univers et des quêtes intergalactiques, toujours à portée de vue de notre planète bleue comme une orange, en orbite terrestre basse donc, sur cette zone frontière entre notre écosystème et l’espace stellaire. Il y a d’ailleurs un réalisme assumé dans la manière de rendre compte des équipements, quelquefois vieillissants, des habitacles en désordre, des objets du quotidien en gravitation, qui donne une dimension très humaine à ces lieux hautement technologiques que sont la navette spatiale US, nommée ici Explorer, l’International Space Station, Soyouz ou Tiangong et Shenzhou, la station chinoise et sa capsule. Depuis l’Odyssée, tout récit est un parcours (un retour) encombré d’embûches et de pièges et le docteur Ryan Stone (Sandra Bullock) va en accomplir un assez incroyable aidé par l’astronaute professionnel Matt Kowalski (George Clooney), passant d’une solution de fortune à une autre pour tenter de sauver sa peau et de rejoindre la Terre-Mère, si loin, si proche. Une tension maximale s’installe entre des espaces clos à la fois refuges et vaisseaux, berceaux et tombeaux, salvateurs et oppressants et l’infinie ouverture du ciel tandis qu’une autre s’établit entre la fragilité du corps humains et le scaphandre, exosquelettes indispensable à la survie mais aussi sarcophage inquiétant. La question pour cette Crusoë de l’espace sera de savoir non pas ce qu’elle va manger ou boire mais ce qu’elle va respirer et comment elle va rentrer sur Terre en évitant un déluge de fer et de feu.
Mais l’aventure du Docteur Ryan étant aussi intérieure. Le personnage interprété par Clooney fonctionne, sous des dehors de vieux briscard séducteur, comme une figure de l’analyste, du confesseur ou de l’ange gardien, guidant d’abord par radio puis de manière plus métaphysique ou inconsciente Ryan dans une quête de soi qui réactive les traumas anciens (la perte d’un enfant) pour les dépasser. L’imaginaire ombilicale, cette sangle qui unit les deux astronautes, qu’il faudra rompre et qui ne sera pourtant pas totalement coupée, ces fils de vie qu’il faut avoir le courage de décrocher pour survivre, ces filins qui enserrent Soyouz et dont il faut se délivrer, proposent une méditation sur l’ambivalence du lien, qui relie mais qui attache tout comme la métaphore fœtale dit celle de toute coquille à la fois protectrice et enfermante. Les échanges radio entre les personnages et avec la terre, sans cesse traversés par la fonction phatique (« Do you copy ? »), la nécessité d’aller au-delà des langues (le russe, le chinois) qui font obstacle, soulignent enfin à quel point l’être humain est d’abord un être de langage, un « parlêtre », avide d‘une parole (« Anybody please copy ? »), d’un récit (l’anecdote que Kowalski n’aura pas le temps de finir) jusque dans cette scène où, puisque Houston ne répond plus, Ryan finit par aboyer comme le chien qu’elle entend par le hasard des ondes et à s’émerveiller des vagissements d’un enfant dans une communication radio à la fois babélienne et poignante avec un Inuit.
L’inconscient collectif est à l’œuvre dans le film qui fait se confondre, mais comme à l’envers, ontogenèse et phylogenèse, renaissance de Ryan et récit allégorique de l’espèce, allant/revenant de la conquête de l’espace au premier homme, ici la première femme. Le final fonctionne à la fois comme une ultime naissance (sortir de la capsule et du scaphandre) et comme une image adamique, Ryan s’extrayant de l’eau amniotique (après avoir combattu le feu, lutté pour l’air et évité de s’écraser sur la terre) et se dressant enfin debout sur le limon dans une anamnèse qui retrouve les accents de 2001, auquel il est directement fait hommage dans plusieurs plans (voir celle de Ryan en position fœtale quand elle arrive dans l’ISS). Mais si la question spirituelle est bien là, brassant les grands cycles du temps, de la vie et la mort qu’induit non plus le ciel étoilé mais l’espace sombre et infini, il s’agit moins d’une métaphysique des sphères que d’une figuration de l’être-vers-la-mort condamné à vivre cependant, et d’une interrogation à hauteur d’homme, posant sans fard et à bas bruit la question de Dieu, à travers l'image d’un Jésus orthodoxe dans Soyouz ou la petite statue de Bouddha dans la capsule chinoise mais aussi dans les prières qui viennent soudain aux lèvres de l’astronaute abandonnée au silence éternel des espaces infinis.