La culture rend-elle intolérant à l’égard des œuvres ?



Vous avez quatre heures.


Je pourrais pondre un papier conséquent qui s’appliquerait à tailler un costard à Green Book. J’y fustigerais son académisme, la pesanteur de sa démonstration, son système péniblement binaire (le noir fait la leçon au blanc, qui lui rendra la pareille dans une demie heure, les deux arrestations par la police, un concert annulé par dignité devant des rupins occasionne un vrai moment de concorde avec des vrais gens, etc.), la pénibilité de sa bande originale (ami spectateur, entend ces notes de piano qui t’invitent à la tristesse sur cette scène délicatement pathétique), ses aphorismes bon marché (« Dignity always prevails », « It takes courage to change people’s heart »)… J’ajouterais la caution condamnable du film taillé pour les oscars, la bonne conscience habituelle des américains qui, avec un verni bien-pensant, pansent leurs plaies à renfort de jolies histoires, et le tout serait emballé.


Je me demandais, tout de même, en sortant de la salle, d’où provenait mon irritation. Green Book n’est pas un film malhonnête, il n’est pas prétentieux, il ne prend personne de haut. Ma gêne vient de ce que j’en vois les coutures, un peu partout, régulièrement, et que cela gâche le plaisir. A chaque fois, je regrette une recette un peu forcée, un dialogue un peu trop didactique, une certaine maladresse dans la volonté de nous présenter un parcours qui fait progresser l’un comme l’autre – et avec lui, espère-t-on, le spectateur.


Certains ont abusivement évoqué Capra pour ce feel good movie ; et je me suis rendu compte que je questionne beaucoup moins les coutures chez lui. Parce qu’il a posé les fondations du genre ? Parce qu’on excuse davantage les pionniers ?


C’est tout de même une vraie question. Plus on voit des films, plus notre regard s’aiguise contre la redite ou le manque de finesse, sacrifiant sur l’autel de l’originalité un grand nombre d’initiatives tout à fait honnêtes et honorables.


L’angle de vision d’un même spectateur peut considérablement évoluer sur le même film en fonction de son état d’esprit. Je sais, par exemple, que j’aurais beaucoup plus aimé Green Book si je l’avais vu avec mes enfants. Et là, Capra se rappelle à mon bon souvenir.


J’ai donc aimé Green Book : son duo savoureux, sa gouailleuse interprétation des italo-américains, sa représentation à la fois tendre, admirative et lucide du génie musicien, son humour et la tendresse avec laquelle il établit les règles d’un buddy movie visant à rendre inséparables deux individus que tout oppose, par l’ironie incomprise par l’un ou le franc parlé bienfaisant pour l’autre, l’apprentissage des lettres d’amour et la gestion des poings dans la gueule. J’ai aimé les titres 60’s qui rythment ses clubs, ces paysages qui défilent, cette carte postale d’une Amérique qu’on idéalise toujours un peu trop, parce qu’elle a su fabriquer sa propre légende, et qui prend soin de s’égratigner par instants, même si elle sait quelles limites se fixer.


La culture peut rendre intolérant à l’égard de la fiction, et des artifices qui sont forcément mobilisés dans une œuvre d’art. Mais parce qu’être cinéphile ne doit pas se confondre avec le fait d’être vivant et d’ouvrir les yeux sur le monde réel, on pourra aussi trouver, dans les œuvres sincères, de quoi nourrir son rapport à l’humanité, ses plaies, ses questions et ses contradictions.


Les coutures sont donc bien là, elles grattent un peu. Mais l’étoffe reste chatoyante et la coupe est classieuse. On fera avec.


(6.5/10)

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Biopic, Les meilleurs biopics d'artistes musicaux, racisme, Vu en 2019 et Vu en salle 2019

Créée

le 28 janv. 2019

Critique lue 16.9K fois

376 j'aime

38 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 16.9K fois

376
38

D'autres avis sur Green Book - Sur les routes du Sud

Green Book - Sur les routes du Sud
EricDebarnot
7

Drôle de drame

Il est facile de se gausser de ce "Green Book", première tentative de voler en solo - sans son frère dont on le pensait inséparable - d'un Farrelly : un réalisateur plutôt spécialiste du rire facile...

le 27 janv. 2019

127 j'aime

29

Green Book - Sur les routes du Sud
Larrire_Cuisine
5

[Ciné Club Sandwich] Un roadtrip garanti sans gilets jaunes

DISCLAIMER : La note de 5 est une note par défaut, une note "neutre". Nous mettons la même note à tous les films car nous ne sommes pas forcément favorable à un système de notation. Seule la critique...

le 25 janv. 2019

99 j'aime

10

Green Book - Sur les routes du Sud
voiron
7

Critique de Green Book - Sur les routes du Sud par voiron

Il s’agit de l’histoire vraie de la relation entre le pianiste de jazz afro-américain Don Shirley et le videur italo-américain Tony Lip, de son vrai nom Frank Anthony Vallelonga. Les deux hommes se...

le 30 janv. 2019

86 j'aime

22

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

773 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

714 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

616 j'aime

53