Archétype du cinéma direct, Grey Gardens se présente comme l’immersion dans le quotidien de deux femmes, une presque octogénaire et sa fille, vivant recluses dans une immense demeure d’East Hampton, lieu de villégiature de l’élite New-Yorkaise. Tante et cousine de Jackie Kennedy, les deux habitantes ont un temps appartenu aux hautes sphères, jusqu’au départ du mari, qui a laissé cette demeure de 28 pièces à son ex-épouse appelant à sa rescousse une fille qui tentait une carrière de chanteuse et mannequin.


Toute la féconde richesse du film et du dispositif se logent ici : pour que cette ambition d’un documentaire aussi authentique que possible soit honorée, il faut, à l’origine, un sujet on ne peut plus romanesque. Car si le film ne raconte à proprement parler rien de particulier, s’il s’attarde surtout sur une oisiveté un peu angoissante et des journées toutes semblables, ses réalisateurs, les frères Maysles, ont tout de suite perçu le formidable potentiel des résidentes. D’abord curieux par les coupures de presse évoquant leur possible éviction du fait de l’état insalubre de leur maison, ils donnent à voir un décor incroyable : une propriété de prestige totalement décatie, envahie par une végétation galopante, dans laquelle squattent ces deux femmes. Les déchets jonchent le sol, les chats font la loi, tandis que des ratons laveurs ont élu domicile dans le grenier.
Cet état des lieux vaut à lui seul le documentaire ; mais le portrait des deux propriétaires, en osmose absolue avec l’histoire décrépie du bâtiment, va le propulser vers des sommets. Les deux Edith vivent dans une temporalité à nulle autre pareille, mélange d’un présent suspendu, sans projet, sans rencontres, sans travail, et d’un passé à laquelle chacune se raccroche pour faire perdurer une identité qui n’a plus cours. Cette alliance entre la grandeur et la ruine, la beauté (du chant, des gravures, des photographies, de la mer environnante) et la crasse confère à cet univers un charme vénéneux tout bonnement fascinant.


En laissant la caméra tourner, les réalisateurs captent différentes facettes de la vérité : le caractère excentrique des personnages, une insouciance aux rives de la folie, et de très intenses confidences au cours desquelles la tristesse, l’amertume ou l’hostilité font soudain irruption. Sans qu’on ne sache jamais quelle est la part de comédie de ces femmes, si elles croient ou non à leurs affabulations (les nombreux prétendants que se prête la fille, et la manière dont la mère les aurait éconduits), le réel est partout. Dans la fragilité, le caractère profondément touchant de ces personnes qui se livrent sans filtre, comme lorsque la fille chuchote à destination de la caméra, entre paranoïa et confidences, ou dans ces conflits où s’affirme conjointement une aliénation commune et un amour inconditionnel.


La mère est décédée deux ans après le tournage, permettant à la fille, enfin, de vendre la maison et retourner à New York où elle essaya de remonter sur les planches, sans succès ni talent. Elle ignorait probablement que son plus beau rôle avait été écrit dans ce quotidien hors normes et à vif.

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Documentaire, Vu en 2020, Les 1000 plus grands films de tous les temps ("They shoot pictures, don't they ?") [2020] et CCMD #53 : Le cinéma documentaire

Créée

le 9 oct. 2020

Critique lue 732 fois

9 j'aime

3 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 732 fois

9
3

D'autres avis sur Grey Gardens

Grey Gardens
Boubakar
7

Seules dans leur monde.

Il y a des documentaires qui vous laissent dans un état de sidération, du genre à se demander ce qu'on a vu. C'est un peu l'histoire de Grey Gardens en elle-même, et ce que ça raconte, qui est assez...

le 12 mars 2022

8 j'aime

Grey Gardens
VincentVega
8

Décadence aux Hampton

Mi-film mi-documentaire ce grey Garden, filmé en cinéma direct par les frères Maysles est très étonnante, au départ ils voulaient faire un documentaire sur Jackie Kennedy Onassis mais à la vue de ces...

le 23 janv. 2019

8 j'aime

4

Grey Gardens
le7cafe
8

Crépuscule de gloire

Tryna get my mansions green, after I’ve Grey Gardens seen. Grey Gardens n’est pas qu’un documentaire. C’est une boîte à souvenirs, abimée mais remplie à ras bords des mémoires de deux femmes...

le 12 mai 2019

3 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53