Il y a des documentaires qui vous laissent dans un état de sidération, du genre à se demander ce qu'on a vu. C'est un peu l'histoire de Grey Gardens en elle-même, et ce que ça raconte, qui est assez folle. Les quatre réalisateurs, emmenés par les frères Maysles, avaient au départ comme projet de faire un documentaire sur Jackie Kennedy, plus tard Onassis, et en faisant leurs recherches, ils découvrent l'existence d'une tante et de sa fille, dont leurs vies vont tant les marquer qu'ils vont changer de braquet et faire un film sur elles, la mère et la fille Edie Beale.
Née à la fin du XIXe siècle, Edie Beale mère, surnommée Big, va rencontrer un riche industriel avec qui elle va avoir trois enfants, dont sa fille ainée Edie, dite Little. Au début des années 1930, au lendemain de la crise économique, le couple divorce, et l'acte ne sera effectif qu'une dizaine d'années plus tard. Le mari lui laissant la maison somptueuse à East Hampton, un quartier huppé de New York, et cette femme va rester à cet endroit durant plus de trente ans, accompagnée de sa fille à cause de soucis de santé.
La première vision qu'on a est terrible, avec cette maison qui comporte plus de trente pièces dans un état de délabrement avancé, où les herbes folles sont légion, et où ne vivent qu'une vieille dame de près de 80 ans ainsi que sa fille dans des conditions d'hygiène déplorables, où tout est par terre, avec des chats qui marchent sur les assiettes posées à même le sol, et Little va même nourrir un raton-laveur qui a fait de son grenier sa demeure. Quelque part, c'est repoussant, on a envie que les services sociaux interviennent (ce qui sera exprimé au début du film à cause de la santé vacillante de la vieille dame), mais il y a quelque chose de fascinant qui en ressort, comme une rose d'un tas de fumier. On voit aussi deux personnes qui n'arrêtent pas de s'engueuler, de se parler l'une sur l'autre, où Little répète à plusieurs reprises qu'elle doit partir, mais elle ne franchit jamais le pas, et Big qui n'a pas grand-chose à faire de son intimité. On a aussi le passé commun de ces femmes qui est évoqué, où Big était une chanteuse reconnue dans les années 1920, très mondaine, et Little qui aime également danser, et on sent chez elle une sorte de calcul en participant à ce documentaire car elle veut montrer que, bien qu'elle approche la soixantaine, elle est encore apte à faire de la scène. C'est ainsi que, coiffée d'un turban pour cacher une alopécie, on la voit danser de manière assez maladroite, ou chanter l'hymne américain, mais toujours en gardant en sorte de foi qui la rend touchante.
Malgré les dissensions entre la mère et la fille, ce sont deux êtres unies qui ne pourront au final jamais se séparer, dont la passé sera toujours là dès qu'on entend une chanson au gramophone, et qu'au fond, seule la mort pourra les séparer. Ce qui sera le cas deux ans plus tard pour Big, et Little vendra enfin la maison, ce qu'il en reste, quelques années plus tard, pour tenter à nouveau sa chance sur scène, en vain, et finir sa vie en Floride en 2002.
Tout comme Salesman, les frères Maysles font de leur discrétion une grande force, bien que là, ils interviennent un peu plus du fait des sollicitations de Little durant le tournage. D'ailleurs, Albert Maysles sera tellement marqué par ces deux femmes qu'en 2006, il réalisera un autre documentaire, The beals of Grey Gardens, qui est constitué des chutes du film de 1975. Dans l'esprit, nous sommes proche de Striptease, avec cette maison et ces femmes hors du temps, qui vivent dans des conditions spartiates, où l'une harnache l'autre à son futur.