La symphonie picturale
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le 12 nov. 2023
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Adapter Guerre et Paix au cinéma relève de la gageure, et pas uniquement à cause de la longueur démesurée du roman de Tolstoï. Certes, une telle durée exige de faire des choix sur ce que l’on garde ou pas, mais le roman propose aussi d’autres difficultés : comment représenter les centaines de personnages sans perdre les spectateurs ? Que faire des réflexions philosophiques sur l’histoire ? Est-il possible de rendre compte de la modernité du roman ?
Deux cinéastes vont se confronter directement à ces défis. En 1956 c’est le grand King Vidor qui s’y colle, avec un casting de choix : Mel Ferrer en André Bolkonski, Henry Fonda en Pierre Bézoukhov et Audrey Hepburn en Natacha Rostov. Puis, dix ans plus tard, pour célébrer le centenaire du roman, c’est Sergueï Bondartchuk qui s’attelle au travail, tout en se donnant le rôle de Pierre Bézoukhov.
Bien entendu, dans un tel cas, la gestion de la durée du film est essentielle. Et là, entre les deux œuvres, nous passons du simple au double. Avec ses 205 minutes, le film de Vidor se trouve, mécaniquement, dans l’incapacité d’adapter tout le roman. Cela va l’obliger à faire une sélection drastique des épisodes qu’il veut intégrer dans son film et à fournir un rythme très rapide. Et cela constitue les principaux défauts du film. Ainsi, niveau vitesse du récit, la bataille d’Austerlitz est dégagée en deux petites minutes montre en main. Une précipitation qui n’apporte rien au récit, mais qui, au contraire, contribue à le rendre un peu plus fouillis. Ainsi, comment comprendre la décision de Pierre d’assassiner Napoléon ? Dans le roman, cette décision se murit au fil du temps dans la tête d’un Pierre qui se cherche une mission et un rôle sur terre. Dans le film de Vidor, ça arrive d’un coup, sans qu’on n’en ait jamais parlé auparavant, et nous sommes dans l’incapacité de comprendre le cheminement qui a mené Pierre vers cette tentative insensée. A l’inverse, le film prend son temps pour raconter le piège tendu par Hélène Bézoukhov et son frère Anatoli Kouraguine à Natacha, et la tentative d’enlèvement de celle-ci. En règle générale, les choix faits par les scénaristes montrent une préférence sur l’aspect romantique et psychologique de l’action ; la « paix » plutôt que la « guerre », en quelque sorte.
Guerre et Paix est un roman qui prend son temps, alternant brillamment des scènes d’actions rapides et des scènes plus lentes où s’expriment les sentiments, les émotions, les réflexions, les craintes et les doutes. Le film de Bondartchuk sait prendre le temps qu’il faut pour retrouver cette diversité. La copie que nous avons vue faisait 6h45, et ce n’est même pas la version complète du film. Ce temps est nécessaire pour montrer l’évolution des personnages, expliquer leurs choix, développer la complexité des situations. De fait, il y a de nombreuses scènes de dialogues, mais aussi de monologues intérieurs dans ce film. Ce qui n’empêche pas Bondartchuk de donner une ampleur dramatique exceptionnelle aux scènes de conflit, lorsque celles-ci se produisent. La très longue séquence de la bataille de Borodino, par exemple, est exceptionnelle.
D’autant plus que le cinéaste russe essaie, avec talent, de reproduire à l’écran la description si particulière du conflit selon Tolstoï. Le romancier russe s’inspire de la fameuse scène de Fabrice del Dongo à Waterloo dans La Chartreuse de Parme pour faire ses descriptions de combats : il ne décrit pas les grandes stratégies ni les mouvements de foule, mais la vision étriquée (et paniquée) d’un personnage plongé au milieu du conflit et qui ne parvient jamais à comprendre comment tout cela fonctionne.
Bondartchuk va parfaitement rendre cette vision, en particulier dans le regard de Pierre à Borodino. Même s’il emploie un nombre impressionnant de figurants, avec costumes et accessoires, il ne donne jamais de vision d’ensemble du front, mais se rapporte au regard de Pierre. Jamais nous ne connaîtrons les stratégies employées par les différents chefs d’état major (et d’ailleurs, conformément au roman, le film laisse supposer que Koutouzov lui-même, chef suprême des armées russes, n’en savait pas plus que nous…).
Tout cela est filmé avec une caméra d’une grande légèreté, qui n’hésite pas à faire des plans audacieux, virevoltant dans tous les sens ou s’élevant dans le ciel de façon vertigineuse. Cette façon de filmer, qui alterne le terre-à-terre le plus boueux au spirituel le plus élevé, remet à leur place les personnages du film, entre la fange et le ciel. Le film nous offre même des moments de grâce d’une grande beauté, comme l’adoration de l’icône avant la bataille de Borodino, ou les rougeoiements de l’incendie de Moscou se reflétant sur le visage de Natacha pour exprimer son embrasement émotionnel en revoyant André blessé…
Tout cela se perd dans la version de King Vidor. Certes, le film a été réalisé dix ans plus tôt et s’inscrit encore dans le cadre d’un Hollywood très classique. Du coup, aucun mouvement de caméra virevoltant ni audacieux. La caméra est posée et donne des pans certes fort beaux, savamment construits, mais qui, en redonnant cette vue d’ensemble du conflit, contredit les propos de Tolstoï.
Côté casting, le film de Vidor a deux idées brillantes : Vittorio Gassman en Anatoli Kouraguine et surtout Mel Ferrer dans le rôle d’André Bolkonski. L’acteur italien donne à Kouraguine cet aspect de séducteur amoral et libertin qui correspond formidablement au personnage. Quant à Mel Ferrer, il sait conférer à Bolkonski cette rigidité apparente qui dissimule de grandes interrogations et des remises en questions. Par contre, et indépendamment du génie de l’acteur, Henry Fonda a tout, ici, d’une erreur de casting. Outre qu’il ne corresponde absolument pas au physique de Pierre, il incarne surtout un personnage trop sûr de lui, là où le protagoniste du roman est constamment assailli par les doutes et cherche une voie qui se dérobe sans cesse devant lui. Henry Fonda incarne un personnage trop droit, trop sûr de lui, avançant avec assurance : tout l’inverse du Pierre Bézoukhov tolstoïen.
Le casting du film de Bondartchuk est, quant à lui, absolument idéal. En tête, le réalisateur lui-même incarne un Pierre tout en finesse, en contradictions, en doutes, en failles et faiblesses. Tous les autres interprètes sont d’un même niveau, incarnant les personnages avec une justesse rare. Même par le choix de ses acteurs et actrices, le film reste d’une fidélité impressionnante.
En bref, le roman a servi de modèle à deux films qui vont opter pour des solutions très différents face aux problèmes de l’adaptation. De nos jours, Guerre et paix semble plutôt destiné à devenir une série, format qui se prête sans doute mieux à la longueur monumentale de l’œuvre mais n’éludera pas les nombreux problèmes posés par le nombre de personnages, l’intelligence du propos ou l’aspect novateur de la narration.
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le 22 janv. 2020
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