Budweiser Kingdom
De ses couleurs chancelantes à perte de vue, Ava avait illuminé le cœur de la Semaine de la Critique l’année dernière. Elle était cette étincelle de vie, baignant dans de derniers instants...
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le 26 mai 2018
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De ses couleurs chancelantes à perte de vue, Ava avait illuminé le cœur de la Semaine de la Critique l’année dernière. Elle était cette étincelle de vie, baignant dans de derniers instants d’innocence, comme un premier regard sur un coin de ciel bleu, avant que les nuages ne viennent obscurcir cette jeunesse pleine de bleus. N'empêche que dans cette noirceur, dans ce péril jeune, il y a toujours une lumière pour montrer le chemin. A l’image de cette Gueule d’ange, elle qui se voudrait être un rayon de soleil pour n’être qu’au final qu’un léger faisceau de lumière.
Pourtant, chaque scène baigne dans un océan d’étincelles. Celles du regard, celles photographiques, et celles plastiques. Dans cette station balnéaire débarrassée de la foule et des vacanciers, la caméra se place à hauteur d’enfant, comme une manière de capter l’émerveillement et une certaine beauté dans le chaos qu’offrent le monde et la société. Le petit fugitif (de Morris Engel, Ray Ashley et Ruth Orkin) n’est pas très loin: dans cette déambulation mutine, le monde s’explore avec insouciance, et ébahissement, par ce regard presque inconscient sur les problèmes du monde adulte.
Aux lumières pastel, à ces flashs jaunes et rosés, aux néons et ces couchers de soleils, Vanessa Filho filme la vie comme quelque chose de naissant, et l’enfance comme une perte, la fin d’un jour, une chute brutale vers la réalité. Une caméra évoluant au fil des émotions, là où les gros plans viennent pénétrer le paysage intérieur de ses personnages. C’est pourquoi, au sein de ces Images à l’illusion féerique, le réel vient constamment perturber l’enchantement. Le regard devient alors le vecteur de contradictions, en associant l’enfance à la dépendance, à l’alcoolisme, à la dépression.
Un paradoxe où s’emmêlent joies et lumières d’une fête foraine, d’un spectacle d’école, avec les dépendances de l’adulte. A l’instar de ce jeu innocent où les peluches s’exposent à des shots de whisky. Ou cette danse en boîte de nuit, suggestive et effrontée, de la jeune Elli : ses mouvements ne sont pas ceux d’une jeune fille, mais témoignent de son errance dans un âge qui n’est plus vraiment le sien. Forcée de grandir, de faire face à l’absence d’une mère, elle abandonne son innocence pour tenter d’imiter le rôle d’adulte que sa mère a refusé de tenir.
Les rôles s’inversent : une mère qui a besoin de sa fille pour s’encadrer, sans envoyer valser ses responsabilités. Elle qui enfile les verres comme autant de programmes de télé-réalité, enchaînée à la vulgarité de ses paroles et de ses actes. Elle qui transforme son propre mariage en singulière rupture alcoolisée, et chantée. Oui, une chose est sûre : Fallait pas commencer. « Tu regrettes tes écarts/ Mais maintenant c’est trop tard ». Et à ce jeu là, Marion Cotillard brille dans le pathétique de son personnage : à contre-courant, elle est constamment sur le fil entre surjeu et justesse, entre excès et sincérité, et compose un personnage aussi mal-aimé qu’il peut être blessé.
Ayline Aksoy-Etaix compose elle-aussi dans un registre tout aussi ambigu : au-delà de la froideur de son faciès et le silence de son cœur, elle communique par ce regard évocateur, regard désespéré et émerveillé par la vie. N’est pas Ana Torrent qui veut, mais sa prestation reste tout de même assez remarquable. Elle intériorise ses sentiments, et par l’imitation, tente de combler la solitude et l’amour perdu en devenant double : elle est à la fois cette gamine désorientée, et cette mère irresponsable. Comme pour colmater le manque d’amour autour d’elle. Oui, il y aurait un peu de Faute d’Amour dans Gueule d’Ange. Et un peu de Virgin Suicides.
Une sorte de fuite de l’innocence, à la recherche d’un cœur qui voudra bien l’accueillir. En manque d’être regardée avec affection. Oui, « elle court, elle court, la maladie d'amour, dans le cœur des enfants de 7 à 77 ans. […] Elle fait parfois souffrir tout le long d'une vie. […] Elle fait pleurer les femmes, elle fait crier dans l'ombre. » Une absence de protection maternelle qu’Elli transposera dans la figure inconnue du père : Julio, marginal et ancien plongeur, interprété avec délicatesse par Alban Lenoir. Deux êtres seuls, bousculés par la vie, sautant ensemble dans le vide pour y trouver un certain réconfort.
Elli serait en quelque sorte le parfait opposé du personnage des 400 coups de François Truffaut, sillonnant le sable mouillé à la recherche d’indépendance et de refus d’encadrement. Et pourtant, qu’il s’agisse d’Elli ou d’Antoine Doinel, il est avant tout question d’identités en crise, là où dans le sable ou l’alcool, se recherchent des sensations, ou tout simplement une évasion. L’ivresse de vivre, ou celle de fuir ses réalités. Une description troublante de l’enfance où le parallèle s’effectuerait sur le Cria Cuervos de Carlos Saura : l’imaginaire face à l’absence de la figure maternelle, qu’il s’agisse de s’imaginer le fantôme d’une mère cajoleuse dans Cria Cuervos ou de devenir la mère absente en l’imitant dans Gueule d’ange.
C’est dans ce désespoir nuancé que l’intrigue arrive à trouver sa force, là où la cour de récrée apparaît comme le lieu où tout s’entrechoque : la moquerie enfantine, un cercle où les enfants pointent du doigt et ridiculisent les êtres blessés. Un peu comme le silence des adultes, là où il suffit d’un regard pour porter un jugement dégradant. Au fil de cette déambulation enfantine, le temps s’écoule, et l’émotion nous coule. Une émotion parfois perdue dans une esthétique onirique où les situations chocs ne nous laissent qu’un arrière goût de « Mouais » en bouche. Un excès de forme en quelque sorte prenant le pas sur le fond, sans pour autant perdre le cœur de son sujet. Car de cœur, et de passion, il est indéniable que Vanessa Filho porte son premier film avec l’assurance d’un souffle de cinéma.
Des mots émergent une déchirante vérité ; des mots qui se transforment au fur et à mesure en images brutes, et pourtant si sensibles. Des Images plus fortes que les maux, et des mots plus puissants que les Images. Gueule d’ange ne bénéficie certes pas de cette grandeur émotionnelle, mais sa capacité à mettre en scène l’innocence sacrifiée et la perte de repères est tout à fait honorable. A travers ce portrait intimiste à hauteur d’enfant, Gueule d’ange apparaît néanmoins comme une œuvre sincère, efficace et réussie. Délicat ? Sans aucun doute. Manque peut-être ce Porque Te Vas, et cette émotion sans grandiloquence pour faire de Gueule d’Ange, une œuvre forte et marquante.
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le 26 mai 2018
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