Loin de l'adaptation littérale et terre-à-terre de l'œuvre de Shakespeare, cette version de "Hamlet" est décidément bien loin de l'idée que l'on pouvait s'en faire. Le film, allemand, est basé sur une interprétation particulière de la pièce qui voit en Hamlet un personnage féminin, qui aurait été contraint de cacher son genre dès sa naissance afin de pouvoir hériter du trône. On n'est donc pas dans la modification cosmétique, à la marge, mais vraiment dans l'interprétation radicalement différente, qui donne un sens nouveau à la tragédie.
Le texte sur lequel repose cette interprétation, "The Mystery of Hamlet", fut écrit en 1881 par un auteur américain, Edward P. Vining. La thèse défendue est développée afin de trouver une explication différente aux difficultés et aux maux qui tiraillent Hamlet, condamnée à cacher sa véritable identité. Dans l'interprétation qui en est faite, il est tentant d'y voir également une justification de son état de souffrance dans son incapacité à assouvir sa vengeance et à prendre des décisions — caractéristiques d'un tempérament masculin, "bien évidemment", et donc à l'origine du déchirement du personnage de Hamlet féminin. À côté de cette réflexion, originale mais assez limitée, très peu de place au texte originel dans les cartons : pas l'ombre d'un "to be or not to be" à l'horizon.
Un autre personnage se révèle intéressant, dans cette perspective féminine : Gertrude, la mère de Hamlet, qui démontre peu à peu sa soif insatiable de pouvoir. C'est elle qui cherchera à empoisonner sa propre fille à la fin du dernier acte, lors du duel final (il ne me semble pas que ce soit le cas dans la pièce de Shakespeare, à vérifier). Il faut reconnaître à l'actrice danoise Asta Nielsen un certain talent dans sa capacité à épouser les contraintes et les atermoiements de son personnage, et donc la dimension tragique de la pièce. Elle apporte une nouvelle touche à l'idée selon laquelle Hamlet souffrirait d'un tiraillement supplémentaire, coincée entre deux aspirations (et entre Moyen Âge et Renaissance, selon certains). L'occasion aussi pour Svend Gade et Heinz Schall de jouer sur la confusion des genres, à mesure que la sexualité de la protagoniste s'éveille et que son secret devient de plus en plus brûlant. Un semblant de triangle amoureux se met en place, avec une homosexualité latente et / ou refoulée suivant plusieurs schémas (un peu comme dans I Are You, You Am Me, dans un style radicalement différent), constituant une vraie spécificité pour un film de 1921.