[Article contenant des spoils]


Ruben Östlund, cinéaste du malaise. Qu'on se rappelle par exemple, dans The Square, la scène où la performance dégénère, ou celle où le héros ne veut pas donner son préservatif. Et chacun de ses films contient de telles scènes. Je découvre avec ce Happy Sweden que dès son deuxième long métrage il s'en donnait à coeur joie.


La première scène interpelle le spectateur attentif : car le véhicule qui roule de nuit grille tous les feux rouges. Choquant dans une société telle que la suédoise, très respectueuse des règles. La clef nous sera dévoilée dans la dernière scène, qui fait la boucle.


Le principe du film est de nous faire suivre cinq histoires en parallèle, par la grâce du montage. On passe d'une histoire à l'autre par des écrans noirs. Chacune nous parle de la société suédoise, mais aussi, plus largement, de l'influence du groupe sur l'individu. Chacune comporte un malaise, que Ruben Östlund montre avec une délectation communicative..


Une scène est emblématique du propos : une institutrice demande à une enfant quel est le trait le plus long sur un dessin. La réponse est évidente, mais la classe a pour consigne de dire systématiquement le contraire de l'enfant interrogée. Après quelques "tours", l'enfant revient sur son jugement et désigne le trait le plus court comme étant le plus long : l'influence du groupe est alors clairement mise en évidence.


Le poids des conventions sociales apparaît dès la première histoire : un patriarche s'est blessé avec un feu d'artifice. Pas très digne de son grand âge, d'autant que sa femme l'avait prévenu. Durant toute la soirée d'anniversaire, il va cacher sa douleur, son oeil étant recouvert par un grand pansement. Malaise, d'autant que des invités affirment que ces fusées ne présentent aucun danger ! Jusqu'à ce qu'il s'effondre en rangeant la vaisselle, chute laissée hors champ comme aime faire le cinéaste. Le film s'achèvera par l'ambulance l'emmenant à l'hôpital - ce par quoi le film s'ouvrait donc, donnant sens aux "feux rouges grillés". Une première histoire qui évoque la rigidité des conventions sociales en Suède.


La deuxième histoire est celle de deux ados bécasses qui jouent les allumeuses. On les voit se prendre en photos, exhibant leurs poitrines généreuses ou un bout de leur string, puis dansant façon peep show, avant qu'elles branchent un gars dans le métro. Malaise. On s'attend à ce que ça dégénère avec ce gars, mais Östlund aime surprendre : on les retrouvera en extérieur, l'une d'entre elles malade d'avoir trop bu, puis au sein d'un groupe qui lance une cannette sur une voiture qui passe. Réaction furieuse de l'automobiliste, qui course les jeunes dans les bois. Hors champ de nouveau, avec un long silence où l'on ne voit plus que la fille saoule restée seule à terre, laissant tout loisir au spectateur d'imaginer ce qui peut se passer dans le bois. J'aime qu'un cinéaste stimule ainsi l'imaginaire du public. Finalement le gars revient seul, ramasse la fille et la met dans sa voiture. Pour quoi faire se demande-t-on ? La question reste en suspens puisqu'on passe à une autre histoire ! C'est ainsi un grand plaisir de suivre, pas à pas, l'évolution de chaque histoire. On retrouvera les deux gamines saines et sauves, se faisant sermonner par la mère de la fille qui s'est saoulée. Les adultes, chez Östlund, se contentent souvent de leçons de morale (cf. Play). Une deuxième histoire qui parle de la jeunesse en Suède et de son désir de transgression : la vente d'alcool y est interdite aux mineurs, une scène le rappelle, ce qui n'empêche pas les cuites du week-end d'être mémorables chez les jeunes. Les interdits stimulent le désir, c'est bien connu.


La troisième histoire est celle d'une actrice célèbre qui voyage en car. On la voit se faire flatter par un couple un peu collant de personnes âgées. A l'arrière du car, une bande de jeunes braillards et chahuteurs. A l'avant, le chauffeur et l'accompagnatrice qui discutent, plan fixe de dos. On apprend que lui vient de se faire jeter comme un malpropre par sa femme. On se demande un peu à quoi sert cette longue discussion et, comme souvent chez Östlund, on le comprend après coup. L'humiliation qu'il vient de subir va le rendre intraitable à l'égard d'un incident survenu dans le bus : une tringle à rideau arrachée. Bien sûr, il accuse la bande de jeunes, et décide qu'il ne repartira pas tant que le coupable ne se sera pas dénoncé ! Malaise. On apprendra que c'est l'actrice, en fait, qui a fait tomber le rideau. Evidemment, plus le temps passe, plus il est difficile de l'avouer. Elle laissera ainsi un enfant se dénoncer, sous la pression de son père, pour un forfait qu'il n'a pas commis... Cette histoire montre la raideur qui peut découler du sens moral, légitimement célèbre, des Suédois. Et le poids des préjugés : c'est forcément les jeunes qui dégradent.


La quatrième histoire est celle de l'institutrice évoquée plus haut. Aux méthodes originales : après la scène des dessins, on la voit mettre ses élèves en rang et les faire attendre de longues secondes dans le silence avant de les faire entrer dans la cantine. Plus tard, on la verra faire travailler le rythme à ses élèves en les faisant taper sur leur table jusqu'à un paroxysme. Un jour, elle surprend un de ses collègues qui malmène un élève particulièrement rétif à l'autorité. Dans la salle des profs, chacun y va de son commentaire sur la mère de cette fratrie impossible. Pour notre enseignante pleine d'idéaux, on oublie "l'intérêt supérieur de l'enfant" comme on dit chez nous. Elle met les pieds dans le plat brutalement, avant de faire une leçon de morale à l'enseignant qui, selon elle, a dérapé. Plus tard encore, on la verra en plan rapproché (l'un des seuls du film) assister à une conversation et réclamer ... qu'on la regarde aussi. Très bonne remarque : c'est en effet grossier de ne regarder qu'une personne lorsqu'on discute à trois. Le fond de son intervention est sensé, c'est la forme, la façon de dire, très cash, qui crée le malaise dans une société suédoise très policée. Son interlocuteur acquiesce et on la voit reprendre la conversation en la surinvestissant - et l'on se dit qu'à présent c'est l'autre personne qui n'est plus regardée ! Cette quatrième histoire aborde le politiquement correct, fréquemment dénoncé par Ruben Östlund, et la tendance moralisatrice de la société suédoise.


Enfin, dernière histoire, la moins convaincante à mes yeux, celle d'un groupe de jeunes mâles dominants qui se font un week-end "entre mecs". Déviance homosexuelle "pour rire", qui dégénère dans une scène en plan large au milieu d'un champ où l'un des participants se fait courser par un autre qui veut "le sucer". La femme de la "victime" est appelée à la rescousse (belle scène où on la voit se rapprocher : "c'est qui ? c'est une femme, elle roule des hanches en marchant !"), une discussion s'ensuit dans la voiture, où les pulsions homosexuelles de la "victime" sont dévoilées. Il décide finalement de rester, on le retrouve dans une ultime scène de dîner, où le trublion du groupe fait un striptease, avant de se faire planter un drapeau suédois dans le troufion ! Savoureux. Cette histoire traite de la virilité dans la société suédoise et du refoulement de l'homosexualité.


Tout cela est filmé le plus souvent en plan fixe, très longs et souvent de loin, pour mettre l'affect à distance : on tient là le "style Östlund". Adeptes du rythme rapide façon blockbusters s'abstenir ! Pour ma part, j'adore les plans fixes, et tout ce qu'on peut faire avec : jouer sur les entrées et sorties du cadre, sur le hors champ, sur le son dans le hors champ... On pense à Roy Andersson, que Ruben Östlund, paraît-il, admire : même plans fixes qui durent, mêmes histoires juxtaposées qui forment un kaléidoscope de la société suédoise (cf. Nous les gens de Roy Andersson). Avec un soin moindre apporté au cadre chez Östlund (compositions, couleurs, lumières, sont savamment dosées chez Roy Andersson), mais un humour plus grinçant.


Réjouissant Happy Sweden, donc ! Un poil en-dessous des jubilatoires Play, Snow Therapy et The Square. D'abord, parce qu'il souffre de quelques scènes plus faibles que les autres (la réception d'anniversaire dans la première histoire, le dialogue entre les deux mecs qui se pelotent dans la dernière histoire). Ensuite car, comme souvent dans les oeuvres de jeunesse, Ruben Östlund en fait un peu trop : cf. les plans de corps coupés ou de scènes captées devant une porte ou un grillage, voire dans le reflet d'une portière, sentent parfois le procédé gratuit, pour "faire auteur".

Reste une constante chez Östlund, assez rare : quand le générique apparaît, j'aurais aimé que ça dure encore. Vivement son prochain opus, Triangle of sadness, déjà tourné mais dont la sortie en France n'est toujours pas annoncée... Viiite !


7,5


PS : en 2022 (!), il sort enfin... et rafle la Palme d'Or à Cannes !

Jduvi
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le 31 mai 2022

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Jduvi

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