À tous ceux qui voyagent, se cherchent et se retrouvent, pour finalement repartir. Voici un bon bain de lyrisme et de contemplation viscérale. Une symphonie sur la crise existentielle qui peuple les plus ou moins jeunes cœurs de notre présente époque...
Difficile de poser plus de mots sur une expérience aussi extraordinaire que celle proposée par Wong Kar-Wai avec Happy Together, pur OVNI où se muent l'onirisme et la nostalgie.
Réalisé en 1997 à Buenos Aires, le film mélange couleurs saturées et N&B, dans un tout porté par un duo d'interprètes éclatant : Tony Leung et Leslie Chan. Les comédiens s'assemblent parfaitement sous l'œil furtif de la caméra, postée en continu dans l'angle de leurs peaux basanées. En ce sens, Happy Together est un peu ce que La Vie d'Adèle, d'Abdellatif Kechiche est au corps féminin. Une plongée intrusive dans l'anatomie des hommes (si ce n'est réellement dans l'intime de ces derniers). Leurs aspects physiques magnifiés par la photographie, rappellent aussi Call Me By Your Name, qui 20 ans plus tard édifiera la plastie masculine en rite incontournable lorsqu'il s'agira d'aborder la "naissance" du désir homosexuel. Dans tous les cas, ces deux figures forment un pilier iconique pour la fin des années 90. L'image des gays de cette époque est très frappante, mais exprime néanmoins des réflexions très actuelles sur les relations amoureuses.
L'œuvre suit le parcours de perdition vécu par Lai Yiu-Fai, un immigré hongkongais travaillant à bas revenu dans un quartier de Buenos Aires. La solitude et la monotonie de son quotidien, sont traduits par l'absence de couleur au sein de l'image. L'homme vit sans but, sans sentiment. La fin de sa relation avec Po-Wing, son amant, l'a plongé dans une déprime incommensurable. Mais quand survient le retour de ce dernier, et le renouveau de leurs échanges, la couleur intervient. Par-delà le chagrin, la haine et les regrets que se vouent les deux hommes, un sentiment puissant, universel, celui que personne ne peut comprendre, ressurgit soudain dans la vie de Lai Yiu-Fai. Ce sentiment, nous pourrons le décrire comme étant la nostalgie. Le héros le dira plus tard, ces moments passés avec celui qu'il aimait, furent les plus beaux. Pour autant, l'unique instant d'amour réciproque, visible à l'écran, se dévoile au cours d'une danse. Un tango mélancolique et muet, dans lequel l'émotion des deux êtres se cherchent, en poursuivant le cœur de l'autre jusqu'à un baiser passionné, qui conclura ce grand moment de l'histoire du cinéma...
Le reste n'est que colère, ressentiment, jalousie et avidité. Nous le comprendrons bien vite, la relation de Po-Wing et Lai Yiu-Fai se maintient au travers d'un seul axe : le regard. Le regard sur l'autre, l'attirance, ou plus simplement : le sexe. Le reste : la parole, l'écoute ; n'a d'autres choix que de subsister dans les cris et l'irritation. Tout ce qu'ils s'envient se rapporte au désir charnel. L'un des deux finira pour le meilleur et le pire par étouffer, dans la toxicité de cette relation éternellement vouée à l'échec. En cela, le film est original concernant la populaire thématique de la rupture, ou même osons-le, de l'amour impossible. Néanmoins, le réalisme y est pour exacerber les quelques percées de lumière, notamment par l'utilisation de l'espace-temps, brouillé par le dynamisme aveuglant d'une vie qui ne semble jamais laisser la place aux sentiments, transmis par la poésie des mots. Plus que jamais, Happy Together dénonce la difficulté de s'aimer dans un monde sans cesse en marche, où les marginaux comme les homosexuels sont les premiers à souffrir.
La rencontre de Lai Yu-Fai avec Chang va changer ses convictions. Alors qu'il se trouve dans une nouvelle période de déprime après sa "rupture" avec Po-Wing, l'homme se rend compte que ce qu'il lui faut n'est pas un individu aux seuls yeux vicieux pour le voir, et à la seule peau agréable pour le toucher. Ce qu'il lui faut, c'est faire des usages de ses oreilles, et de sa voix, pour faire sortir et entendre les émotions qui peuplent son coeur et ceux des autres. Face à cette révélation, Lai Yiu-Fai se rattache inconsciemment à Chang, et voit en lui la jeunesse libre qu'il n'est plus vraiment. Une jeunesse qui sans doute, vivra davantage en cohésion avec le monde hyperactif des années futures. En se rendant aux chutes qu'il prévoyait d'aller voir avec Po-Wing, le héros ferme une porte. Il dit adieu à celui qu'il/qui l'aimait si ardemment. Son passage à Buenos Aires, fut comme une quête initiatique, dans laquelle ses sentiments rompus auront eu le temps de s'ouvrir une dernière fois pour se tisser correctement avant l'éclosion de nouvelles choses. Chacun imaginera ce qu'il veut, concernant la capitale Argentine, qui toutefois fait office de rôle important dans l'histoire comico-tragique d'Happy Together.
Pour finir, je pense qu'il est important d'évoquer cette dernière scène, si significative. Le voyage est un morceau important parmi les thèmes du film. Un voyage c'est comme un renouveau, c'est pour trouver des clés. Les deux protagonistes de départ ont quitté Hong-Kong à la recherche de nouvelles voies. C'est là-bas qu'ils se sont quittés, d'abord une, puis deux fois. Tous deux paraissaient subir la difficulté de la vie là-bas, dans des journées excessives où le temps semble se perdre. A son retour de Buenos Aires, Lai Yiu-Fai remet les pendules à l'heure. Un retour aux sources dans son pays natal, pour mieux repartir, à bord d'un train symbolisant son prochain voyage et peut-être : son futur salut. Surplombé de la chanson éponyme des Turtles (qui fait le lien entre la diégèse et le son out) le long-métrage se clôt dans un parfum d'euphorie et de rêve. Le personnage principal songe à l'homme qu'il a rencontré. Il semble avoir trouvé sa voie dans un amour platonique. A la recherche de la jeunesse, du nouveau monde qu'il ne suit plus.
Au son d'Happy Together, Lai Yiu-Fai prend le train. Il se réadapte à la vitesse. Puis il se rend compte qu'il ne possède plus rien. Ainsi, il jette un œil à l'horizon. Il préfère s'en détourner. Avec comme seules indications : une musique et une photo. La mutation de deux œuvres d'arts, qui en elles-mêmes traduisent un bel idéal. En y songeant , Lai Yiu-Fai a un demi-sourire. Il se retourne avec son rêve en tête, et prend alors conscience que ça y est : il aime enfin !