Les Américains aiment se raconter, savent en tous cas -et acceptent de- se confronter à leur histoire, à leurs failles. Pardon pour la rengaine, mais combien de films, percutants et tôt montés sur la guerre du Vietnam, en regard de notre mince filmographie sur la guerre d'Algérie.. Combien -déjà- de films sur les conflits en Irak, quand nous en sommes toujours à chercher une grande œuvre sur la révolution Française ou la Commune... Tarentino parle d'esclavage dans son dernier film en forme de western, Eastwood dresse un portrait sans complaisance de Hoover patron du FBI, et nous n'avons toujours rien produit de marquant sur l'affaire Dreyfus, les troubles années 30, l'épuration ou l'Oas... Sans parler des dossiers politico-financiers du dernier demi-siècle: donnez aux Américains la saga Bettencourt, ils en feront sans tarder une production oscarisable, eux qui deux ans à peine après le Watergate avaient su lancer sur les écrans "Les Hommes du président"…
Le cinéma français a d'autres qualités, et n'est d'ailleurs pas maladroit sur les thèmes de société. Mais les Américains avec leur goût pour le contemporain, le débat, le forum, l'exposition, pour la castagne d'une certaine façon, ont l'audace plus facile. La gâchette aussi, ce qui peut aider pour la dramaturgie, cela énoncé sans aucun cynisme. Dans les années 70, Simone Veil, Dieu merci, n'a pas connu dans son combat pour le droit des femmes à l'avortement le même sort que Harvey Milk quatre ans plus tard dans sa lutte contre l'exclusion et la ghettoïsation des homosexuels. La fin tragique de Milk, comme celle de JFK, de Martin Luther King, de Malcolm X, donne un appui à la construction dramatique d'un biopic. Là, on n'enviera va pas les Américains: leur cinéma est souvent le reflet d'une société particulièrement violente.
Mais les coups de feu qui donnent au héros l'aura du martyre ne suffisent pas… Il faut aussi de la sincérité, du savoir-faire pour la mise en spectacle, et de l'obstination… Gus Van Sant a mis une bonne quinzaine d'années pour bâtir son "Harvey Milk", qui lui tenait particulièrement à cœur -comme quoi, sur certains sujets, l'immédiateté est un peu relative-.
Harvey Milk, homosexuel devenu militant décidé, combatif, opiniâtre jusqu'à être élu, le visage tout à fait découvert, conseiller municipal de San Francisco avant d'être assassiné, n'est évidemment pas un inconnu aux Etats-Unis. Un documentaire et même un opéra lui avaient déjà été consacrés et il reste une figure emblématique de la cause lesbienne et gay.
Mais admettons qu'en France, pour beaucoup, il a fallu le film de Van Sant pour que soit enfin connu le nom même de Milk, et c'est peut-être pour nous son premier mérite. Car l'action d'Harvey Milk, axée sur la reconnaissance et la dignité, la "sortie du placard" (coming out) a sans doute influé par échos successifs sur toutes les sociétés occidentales. A l'heure du mariage pour tous, on se souvient mal à quel point il y a peu d'années l'homosexuel était nié ou rejeté, malmené ou ridiculisé, plus ou moins lourdement. Du vivant de Milk, on affichait en France "La cage aux folles".
Cinéaste atypique, capable de films marquants et remarqués (Will Hunting, Elephant), coupable tout autant du plus inutile et du plus navrant remake de l'Histoire (Psycho), Van Sant a donc montré un entêtement à la hauteur de son authenticité sur la question de l'homosexualité, qu'il n'aborde pas ici pour la première fois. Restait le savoir-faire. Il est manifeste. Le scénario (de D.L Black, oscarisé), est clair, précis, sans didactisme pesant. Gus Van Sant a choisi de nourrir cette narration avec des images d'archives et ce mixage est d'une étonnante fluidité: jamais on ne voit la colle; l'émotion en est renforcée en même temps que l'impact du témoignage. Pour le reste, Van Sant, à deux ou trois moments prés, ne force pas le trait. Tonique et empathique à la fois, il raconte une histoire qui fait partie de l'Histoire. Comme un repère.
Et puis il y a Sean Penn. Le rôle était casse-cou. Un peu de distraction, un léger manque d'intelligence et on tombe dans le "too much", la caricature. Mais Sean Penn ! On lui donné pour "Harvey Milk" son deuxième Oscar -il est vrai que ce type de performance est facilement oscarisée-. C'est tant mieux mais peu importe l'Oscar. Sean Penn est parfait. C'est tout.